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LE MONDE (7 juillet 1978)

Un essai sur la Beat Generation

Brûler sa vie

En lisant la remarquable thèse de Jacqueline Starer sur les Ecrivains beats et le voyage, il m'est revenu en mémoire ces vers de Whitman : " O capitaine ! mon capitaine ! Fini notre effrayant voyage. Le bateau a tous écueils franchi, le prix que nous quêtions est gagné. " Le capitaine de Whitman, c'était le président Lincoln, l'effrayant voyage, la fin de la guerre de sécession, l'Union des Etats-Unis d'Amérique faite dans le sang, le meurtre, le pillage entre frères de même race. Lincoln assassiné, le bateau qu'il avait conduit était néanmoins arrivé au port.

Cent ans plus tard, le jeune groupe de la Beat Generation , compos éde grands admirateurs de Whitman (comme d'ailleurs de Rimbaud et de Baudelaire, c'est-à-dire de poètes pour qui la poésie a été une manière de vivre) prend cependant un autre chemin. L'affirmation lyrique d'un Whitman devient une quête. On n'en est plus à magnifier l'attitude d'un président. Le capitaine est plutôt un dieu futur, inimaginable, que l'on découvrira bien un jour en traversant l'Amérique d'est en ouest, plus loin encore au Mexique, ou à Tanger ou en Europe ou en Extrême-Orient. L'errance commence dans les autocars, l'auto-stop, les bateaux, les avions ; tout ce qu'on voit est important, tout retient, un visage anonyme, une route crayeuse, une forêt exubérante. La terre américaine est belle, et on la souille avec le dollar, avec la civilisation industrielle, qui ne satisfait pas le cœur et n'apporte que désillusions et désespérance. Le Christ avec sa prédication d'amour et de charité n'a point prévalu contre le péché originel et le crime.

Crise romantique d'une jeunesse idéaliste, affamée, porteuse d'un rêve démesuré, assiégée par l'impuissance, ne sachant qu'imparfaitement faire passer dans la littérature la force de ses expériences.

Le grand mérite du livre de Jacqueline Starer est de nous éclairer (et d'éclairer au passage la mentalité américaine si différente de la nôtre) sur la vie et les recherches de ces poètes que sont Kerouac, Corso, Ferlinghetti , Burroughs, Ginsberg, Cassady et les autres. Jusqu-là nous ne les avions connus que dans le désordre des traductions, c'est-à-dire la plus mauvaise méthode pour aborder ce groupe d'amis qui n'a, à la vérité, jamais constitué une école. Le mal est réparé, c'est bien.

HENRIETTE JELINEK