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LA QUINZAINE LITTÉRAIRE (du 1e au 15 février 2004)

La figure reconstruite

Un poète anglais des années soixante est emporté à l’âge de trente-cinq ans par une maladie incurable. Il se nomme Keith Barnes. Il est né à Londres en 1934. Il s’éteint à Créteil en 1969. Les titres de ses recueils placent d’emblée une voix, introduisent un cri inoubliable : Né sous les éclats des vitres, La Peau dure, Ils ont pas encore eu ma peau. William Burroughs juge sa langue « singulière » et « professionnelles ». Maurice Nadeau publie en mai 1968, dans Les Lettres Nouvelles, plusieurs de ses poèmes traduits par François Legros et Jacqueline Starer (1). Keith Barnes est sans nul doute l’auteur de « paroles-fleurs » qui n’en finissent pas de s’épanouir.

C’est d’abord un enfant de la guerre captant douloureusement « la lumière des cadavres ». Il se voit « indésirable », « partout un étranger », persona « non grata ». C’est ensuite un adulte qui acquiert un sens aigu de l’analyse politique. Le monde des consommateurs a droit à toute son ire… « Les tracts signés de sang sont dépassés depuis longtemps / Il est normal de vouloir sa cuisine bien équipée ». Il fustige l’époque du tiercé, de la télé, de l’ « IBMbrassement », époque durant laquelle « le rapporteur de la vérité est frappé de mutisme ». En même temps, Keith Barnes signifie qu’il n’est pas de statut envisageable pour le poète dans une société de consommateurs et donc, au fond, qu’il n’y a guère de place pour lui en son sein. Puisque « la vérité s’est absentée » au moment où la marchandise a été avantageusement promue championne de la planète.
Un autre accent se fait alors entendre dans ses mots irrités, un accent amoureux qui l’invite à énoncer, comme dans un journal intime, le secret des proximités charnelles. « Nous serions deux livres ouverts », murmure-t-il à l’être aimé, « aussi proche que ce que nous avons changé l’un en l’autre ». Keith Barnes « tombe dans un rosier ». Il accède à cette humanité prodigue d’un enseignement universel :

- il faut vivre au-delà de ce qu’on signifie :
dépensez-vous faites faillite et vous vous développerez

Nu face au désordre ambiant, loin enfin du « nid de rancune », Keith Barnes se demande ce qu’il pourrait bien valoir s’il en venait à mépriser ses semblables. C’est une tentation. Il n’y cède pas, et n’y cédant pas, il connaît une façon de paix. Celui qui s’est arrêté au seuil du désert formule l’exhortation suivante, troublante Ô combien, bouddhique : « Essayez de n’avoir rien à dire. »

Keith Barnes s’est brûlé les ailes, mais il a vole haut. Aujourd’hui, grâce à l’édition bilingue de son œuvre poétique, sa figure est reconstruite et ses ailes se reforment.

Martin Melkonian

1. Sur le site Internet « keith-barnes.com », on peut entendre la voix enregistrée du poète, découvrir l’univers onirique de ses craies de couleur, consulter l’ouvrage de Jacqueline Starer, K.B., publié en 1987 aux éditions Maurice Nadeau, ainsi que l’article « Les cerises imaginaires », paru dans La Quinzaine littéraire du 16 au 31 décembre 1987, que nous avons consacré audit ouvrage.
Mireille Batut d’Haussy, des éditions d’écarts (5, rue de l’Arbalète, 75005 Paris), a réalisé le substantiel volume de l’œuvre poétique.