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Cahier critique de poésie n°25 2013
Dossier Beat Generation
Centre international de poésie Marseille

Vol plané au dessus de la beat Generation (1957-1965, avant et après)

à Nancy J. Peters

L'essor de la Beat Generation, qui a commencé à se constituer dès les années 40, se situe grosso modo entre les années 1957 et 1965.

En 1957, juste après la publication et le succès de On the Road de Kerouac, se tient à San Francisco le procès des éditeurs Lawrence Ferlinghetti et Murao pour obscénité après la publication en 1956 du long poème Howl d'Allen Ginsberg à City Lights. Avec leur acquittement, la voie s'ouvre à une plus grande liberté d'expression aux États-Unis dont les écrivains de la Beat Generation et tous ceux qu'ils entraîneront ont fait, font et feront un usage extensif - par l'écriture mais aussi par le style de vie. Une révolution sociétale qui avait commencé dans les années 40 avec un rejet viscéral du consumérisme naissant, se développe alors au grand jour, davantage encore dans les années 50 et 60 et donnera, à partir des années 70, un autre visage non seulement à la jeunesse d'Amérique mais aussi d'Europe et de certains autres pays : Inde avec une frange de jeunesse révoltée (cf. The Hungry Generation et Hungrealist Manifestoes qui paraîtront en 1964), Australie, Nouvelle Zélande.

En 1958, paraît A Coney Island of the Mind de Ferlinghetti à New York, Gasoline de Corso à City Lights, et, pour mémoire, The Beat Generation and the Angry Young Men de Feldman et Gartenberg à New York. Les liens profonds bien que peut-être inconscients - et non personnels - entre les deux groupes d'écrivains - restant à explorer plus avant. La grande aventure Beat se développe seule, aux États-Unis, sans référence aux révoltes et aux espoirs d'après guerre en Europe, croissant sur le terreau bien américain qu'avaient glorifié et Thoreau, adorateur, explorateur à sa manière de la terre américaine, tendu vers une réalité dépassant les apparences, et Whitman le prophète dont Ginsberg poursuivra l'élan un siècle plus tard. Snyder, pour sa part, né en Oregon, esprit et cour tournés vers l'ouest, revenu d'un an de tour du monde en cargo, passe plusieurs mois en Californie, méditant et initiant. Il publie les poèmes de Cold Mountain Poems dans Evergreen Review, avant de repartir pour le Japon.

C'est en 1959 que la Beat Generation devient réellement célèbre en tant que telle : pas moins de treize ouvrages sont publiés cette année-là dont Dr Sax, Maggie Cassidy, Mexico City Blues, Visions of Cody de Kerouac, The Abomunist Manifestoe de Kaufman, Naked Lunch de Burroughs, Long Live Man de Corso, Rip Rap de Snyder, entre autres. Allen Ginsberg déclame le poème Howl à Chicago. La presse s'empare d'eux et commence à fabriquer un mythe. Même Playboy s'en mêle : Ginsberg se prête au jeu, sachant pertinemment que plus scandale il y a, plus vite passeront les idées et convictions de ce groupe d'amis dans le corps social.

En 1960, Corso est en Europe tandis que Kerouac passe de longs séjours d'écriture en Californie, chez les Cassady et dans le chalet de Ferlinghetti à Big Sur. Ginsberg est au Pérou, sur les pas de Burroughs : leurs échanges épistolaires donneront les Yage Letters qui paraîtront en 1963. Venaient de commencer les expériences psychiques de Ken Kesey, Timothy Leary et Richard Alpert auxquelles participa immédiatement Ginsberg, un peu plus tard Kerouac. Cinq ouvrages de Kerouac paraissent - les formes variant du poème aux récits, le Her de Ferlinghetti, et de nombreux livres sur le phénomène beat, souvent flanqué depuis 1958 de l'adjectif dépréciatif beatnik, avec moult photos qui se voulaient provocatrices. Plus sérieuse et plus importante paraît l'anthologie de Donald Allen, The New American Poetry. Un grand pas en avant est franchi vers la notoriété mais surtout la découverte de nombreux poètes américains de l'après guerre : quarante-quatre d'entre eux nés entre 1910 et 1937 - dont les poètes beats. La jeunesse américaine, sur les campus et hors des campus, les découvre, se reconnaît et frémit. Parmi eux et cité, LeRoi Jones qui n'était pas encore devenu Amiri Baraka, à l'immense joie de sa femme Hettie Jones, eux-mêmes éditeurs de poésie beat.

Entre 1961 et 1963, Kerouac goûte aux hallucinogènes. Ginsberg et Orlovsky, Snyder et sa femme, alors Joanne Kyger, poète elle-même, voyagent extensivement dans plusieurs pays d'Orient : visites, séjours en monastères, initiations et lectures de poèmes se succèdent. Bob et Eileen Kaufman voguent entre New York et San Francisco, dans un état second. En 1963, à la mort de Kennedy, Kaufman fait un vou de silence en signe de protestation contre la guerre du Vietnam - qu'il ne brisera que pour mieux y replonger peu après et jusqu'à sa mort en 1986 . Kaddish de Ginsberg paraît à City Lights et Starting from San Francisco de Ferlinghetti, fidèle à New Directions, à New York. Burroughs et Corso sont à Paris, avant que Burroughs ne s'installe à Londres : nombreuses publications de Burroughs, Kerouac, Ginsberg, Corso et al. à Paris (Olympia Press), New York et San Francisco.

En 1964 Burroughs se trouve à Tanger cependant que s'esquisse un mouvement de retour aux États-Unis : pour Ginsberg et Corso à New York, pour Snyder à Berkeley où il commence à enseigner - Bob Kaufman, que Ferlinghetti n'abandonne pas, étant dans un piètre état à San Francisco. Au cours de cette tentative d'ancrage, Corso est, pour peu de temps, professeur dans l'État de New York. Et en 1965 Ginsberg s'engage en participant aux activités du Vietnam Day Committee. Kerouac en France est à la recherche de ses origines, ce qui donnera Satori à Paris. Cassady, rejeté par sa femme Carolyn qui demande le divorce, commence à conduire le bus des Merry Pranksters au travers du continent, accompagnant Ken Kesey qui prêchait une bonne parole psychédélique. Snyder retourne au Japon. C'est l'année où Solitudes Crowded With Loneliness de Kaufman paraît à New York (New Directions).Ces faits, ces publications, ce qui peut être considéré comme de l'agitation, de l'instabilité, une folle créativité, sont bien connus, mais il est intéressant de faire aussi un petit tour du côté des années de guerre et d'après guerre, telles que vécues par ce 'groupe' d'écrivains, d'abord sur la côte est, puis sur la côte ouest, fondatrices d'une nouvelle sensibilité et d'une volonté de vivre autrement que selon les codes alors en vigueur.

Certes, Ferlinghetti faisait partie des troupes du débarquement en Normandie en 1945. Et Kerouac avait cherché à s'engager dans la marine mais c'est surtout de la marine marchande qu'il fera l'expérience, comme le petit mousse Bob Kaufman qui avait fait ainsi plusieurs fois le tour du monde. Le groupe beat qui ne se reconnaissait d'ailleurs pas particulièrement comme tel, mais juste comme un groupe d'amis qui s'aimaient les uns les autres, énormément, se sont connus à New York, pendant les années de guerre et juste après, autour de l'université Columbia où Kerouac et Ginsberg étudiaient : ils partageaient logements, recherche d'un autre chose qui ne pouvait attendre d'être défini, d'un style de vie qui ne pouvait être celui qui était alors proposé, considéré comme étouffant et stérile. Une fois la guerre finie, outre une militarisation à outrance et l'identification de nouveaux ennemis, une course à la production - dont d'armements - et à la consommation, à l'équipement matériel était lancée dans un pays qui n'avait d' autre considération que celle de valeurs de longue date établies. L'heure ne semblait pas au questionnement mais au développement du bien être physique et d'une pensée unique qui ne souffrait pas la contradiction. Pire, le maccarthysme se préparait.

Avec les femmes qu'ils connaissaient, et dont il est toujours utile de souligner le rôle car elles ont été les noyaux durs du début de leurs amitiés, furent remises en cause les valeurs ambiantes dont ils ne voulaient pas dans leur vie - Kerouac étant plus ambivalent en la matière, lui qui vénérait le catholicisme de son enfance autant qu'il s'intéressera quelques années plus tard aux profondeurs que lui permettait d'atteindre le bouddhisme. Il faut savoir à quel point ont été importants et déclencheurs l'audace, l'intelligence et la culture de Joan Vollmer Burroughs et de Frankie Parker qui partageaient, dans les années 40, un appartement à New York et hébergèrent Burroughs, Ginsberg, Kerouac avant que Cassady n'apparaisse dans le champ de leur vie et ne devienne leur premier aimant vers l'ouest. Haro sur cette société de consommation naissante : haro sur les ambitions et les richesses matérielles, haro sur les conventions, sur la conception traditionnelle de la famille, haro sur les discriminations raciales et autres, haro sur l'obéissance à quoi que ce soit. Il était urgent d'inventer le style de vie selon lequel on accepterait de vivre, de chercher, de définir des valeurs nouvelles. Une autre vision était en train de d'apparaître et, avec elle, de nouveaux comportements plus expérimentaux et un langage nouveau.

Un vocabulaire, droit venu de Harlem, en partie emprunté à l'usage de drogues et proche de la musique de jazz, particulièrement prisée, qui donnera le rythme de nombre de leurs poèmes, fit son apparition et s'accompagna de diverses expérimentations. Il ne s'agissait pas que d'un certain usage, sporadique ou pas, de drogues. Les couples se formaient, se défaisaient, voltigeaient. En pleine Amérique qui cherchait à s'enrichir, à produire et à consommer, à s'installer confortablement, de manière stable et conformiste, ce groupe de jeunes écrivains rejetaient vigoureusement les ambitions, les désirs ambiants, les pratiques qui les accompagnaient, et prônaient des vertus de simplicité, voire d'ascèse. Sans crainte, ils étaient à la recherche du nouveau, curieux de l'inconnu, en eux-mêmes et au- delà. La liberté dont sexuelle ne pouvait être que complète. Diane di Prima, première poète beat de renom, eut cinq enfants hors mariage, certains de pères différents.

Sur le plan littéraire, l'expérimentation, telle que pratiquée par Ginsberg, Burroughs et Kerouac, auxquels se joignirent Cassady et Corso, se fondait sur la pratique d'une écriture nouvelle, expression de soi sans censure, souvent dans un état de conscience à la limite de la transe, provoquée ou non par des drogues. Ils se situaient dans la droite lignée des surréalistes et, comme eux, lisaient et admiraient Rimbaud, Baudelaire, Apollinaire. Leur rapport à la littérature cependant n'avait rien d'académique ni d'intellectuel. Les mandarins installés ne manquaient d'ailleurs pas de les brocarder. Ils avaient quitté l'université volontairement, ne pratiquaient pas l'abstraction à tout va ni ne la glorifiaient. Ils se contentaient de s'imprégner des ouvres lues et tous avaient l'ambition d'écrire. Kerouac voulait déployer son ouvre, la saga des Duluoz, comme Proust sa Recherche du temps perdu. Le Her de Ferlinghetti répondait au Nadja de Breton. C'est d'ailleurs l'écriture qui fut le premier ciment de l'amitié entre Cassady, Ginsberg et Kerouac : Cassady était venu à New York en 1947 parce qu'il avait entendu parler par un ami commun de deux jeunes poètes et qu'il voulait faire leur connaissance. Et ce sont les longues lettres écrites d'un souffle et d'une phrase que Cassady envoya à Kerouac qui donnèrent le tempo de Sur la route.

Burroughs est un cas à part. Le plus audacieux et visionnaire de tous, celui qui a le plus radicalement remis en cause le langage, le coupant, le découpant, le recollant, entremêlant réalité et rêve, rêves tout court et rêves prémonitoires d'une société future fragmentée - même si électroniquement reliée - courant à sa perte par son propre aveuglement. De Junkie paru en 1953 au Festin nu paru en 1959 jusqu'au prémonitoire Blade Runner (Blue Wind Press, Berkeley, 1979), son ouvre tranche par sa volonté de casser les codes, d'élargir le champ de la conscience, au-delà des mots, jusqu'au niveau du silence et de la communication télépathique. En français, plutôt qu'en France d'ailleurs, c'est Claude Pélieu qui, avec Mary Beach, le traduisit dans les années 60 et 70 et devint son ami - tout en édifiant une ouvre, actuellement redécouverte, d'une semblable alchimie. Claude Pélieu que l'on reconnaît enfin comme le seul vrai Beat français Mais, dans ces années-là, ils ne se connaissaient pas encore.

Dans les années 40, c'est donc sur la côte est, essentiellement à new York, que s'est formé le noyau de cette Beat Generation. Mais, c'est sur la côte ouest qu'elle prit son envol dans les années 50. Là, une terre de liberté avait été de longue date labourée, par des cercles anarchistes et libertaires et par nombre d'objecteurs de conscience, mais aussi par des écrivains plus politiquement et écologiquement orientés : Gary Snyder, Philip Lamantia reconnu par Breton lui-même comme un vrai surréaliste, David Meltzer, Michael McClure, Philip Whalen et bien sûr Lawrence Ferlinghetti qui s'y était installé, à son retour de Paris, en 1950, et où il avait créé la librairie City Lights en1953. Quant Howl - qui avait été écrit à San Francisco en 1954 et 1955 fut lu à la Gallery Six à Berkeley, il était clair que ce poème était la définition même de ce qui se vivait à cette époque : c'était une incantation définissant la destruction de l'esprit américain par la machine d'industrie en particulier militaire du pays. Qui appelait au salut par la réconciliation de l'esprit et du corps et affirmait la plénitude et la sainteté humaines.

Avec Howl et, plus généralement, dans les années 50, s'opérait dans l'expression un rapprochement de la vie privée et de la vie publique qui est une marque de fabrique de l'écriture beat. C'est elle aussi qui marquera celle des femmes poètes de cette génération, pour la plupart un peu plus jeunes qu'eux : Diane di Prima, déjà citée, et Anne Waldman, Hettie Jones, Janine Pommy Vega, ruth weiss, pour ne citer qu'elles. En prose, récits, réflexions, poèmes, illustreront la valeur et l'impact d'un tel entremêlement. A commencer par l'ouvre entière de Kerouac. On the Road n'était pas qu'un appel à se jeter sur la route, il était une incantation au présent et à sa beauté - d'essence divine - et une grandiose en même temps que touchante appréhension du temps qui s'écoule. A cet égard, il est indispensable de mentionner deux des livres les plus éclairants sur sa personnalité et sur la valeur de son ouvre : celui d'Helen Weaver The Awakener (City Lights, 2010) et celui de Joyce Johnson : The Voice Is All (Viking Penguin, 2012) Toute une génération se sentit concernée, éprouva l'appel du large, de la découverte du pays tout entier, de ce continent à l'énergie alors intacte et prometteuse - et de la possibilité d'un inouï développement personnel. Advint ce qu'on appela la révolution des sacs à dos, que Snyder avait si justement pressentie. Les jeunes se jetèrent sur les routes et se tournèrent vers les divers ailleurs qui incluaient l'expansion de la conscience, par diverses méthodes, et la découverte d'autres civilisations, plus particulièrement celles de l'Orient.

Les années 60 furent des années de voyages incessants, en Europe, en Amérique latine mais surtout en Inde et au Japon car ce sont ceux qui eurent le plus d'impact. L'espoir pour les écrivains beats ne se trouvait pas dans un monde ancien mais de l'autre côté du Pacifique. Tandis que ces pays commençaient à s'approprier les techniques et la technologie de l'Occident, la quête spirituelle des écrivains beats se poursuivait dans un désir de repos intellectuel, avec la volonté de mettre de côté la raison et ses produits, de revenir à une vie plus primitive et communautaire, méditative, telle que celle des ashrams, où toute la place est faite au sentiment de compassion universelle. La tâche la plus urgente paraissait celle de débarrasser l'esprit humain de ses clichés mentaux. Pour Burroughs, quoique par d'autres méthodes, c'était un même combat. Place au silence et à la méditation.

On peut dire que la date de la mort de Kerouac, en octobre 1969, marque la fin d'une ère. Certes tous les autres écrivains beats continuèrent à écrire, à publier, à lire leurs poèmes à et avec des publics conquis et littérairement actifs mais déjà s'opérait une grande transformation. Aux Beats originaux avaient fini par succéder une génération que l'on appela hippie et qui fleurit dans l'Amérique entière, plus particulièrement du côté de San Francisco, terre d'élection de liberté et de contestation.

Puis sont apparus les enfants des hippies, élevés de manière radicale. Ce sont eux que l'on commence actuellement à découvrir : ils semblent se diviser en deux groupes distincts, radicalement opposés. Ceux qui opèrent un retour aux valeurs traditionnelles, qui aspirent à des foyers stables et confortables et qui prônent la fidélité dans le couple. Et une nouvelle génération, lumineusement contestataire, pas seulement de manière abstraite, mobile, en têtes chercheuses mais - en accord avec le style de vie de Thoreau justement et de ses amis transcendentalistes - dont les adeptes se constituent en communautés non reliées au corps social américain, quand ils ne vivent pas dans une totale solitude. Aussi auto-suffisants que possible, ils vivent dans leur liberté, réalisant le rêve des écrivains beats non de s'opposer activement mais de se situer, de manière individuelle, en marge, à côté de la société ambiante. A ce jour, leur nombre n'est même pas connu. La grande terre américaine les recèle et - probablement - les protège.

Jacqueline Starer (2013)