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Ce texte, publié dans Action Poétique n° 200 juin 2010, est une version remaniée et augmentée d’un article paru dans le n° 2 de 2004 du Journal des Poètes.

LES FEMMES DE LA BEAT GENERATION ET LA POESIE
PORTRAIT D’UN GROUPE QUI N’EN EST PAS UN

Elise Cowen, Diane di Prima, Joyce Johnson, Hettie Jones, Lenore Kandel, Eileen Kaufman, Joanne Kyger, Joanna McClure, Nancy Peters, Janine Pommy Vega, Anne Waldman, Helen Weaver, ruth weiss et les autres.

« L'importance littéraire du mouvement beat n'est peut-être pas aussi évidente que son importance sociologique » disait Burroughs. En va-t-il de même des femmes que l'on peut qualifier de beat parce qu'elles avaient la même philosophie de la vie, ont vécu et écrit selon les cas plus ou moins silencieusement près des écrivains de la Beat Generation, ou après eux, s'imposant alors de leur propre voix, de manière tout à fait audible ? Elles furent nombreuses à écrire, des poèmes surtout mais aussi des romans -Joyce Johnson -, des contes pour enfants - Hettie Jones -, et plusieurs livres autobiographiques : Diane di Prima, ses célèbres et alors scandaleux Memoirs of a Beatnik (1969) puis Recollections of My Life as a Woman (1990), Janine Pommy Vega, Joyce Johnson : Minor Characters (1983), Hettie Jones, le récit de son mariage avec LeRoi Jones ainsi que ses souvenirs de la vie beat dans les années 50 et 60 : How I Became Hettie Jones (1990), Carolyn Cassady, la minutieuse et perceptive évolution de sa relation avec Neal Cassady et ses amitiés avec Kerouac et Ginsberg : Off the Road (1990), et tout récemment Helen Weaver : The Awakener, A Memoir of Kerouac and the Fifties (2009). Hettie Jones mit quinze ans à écrire son ouvrage, Joyce Johnson et Helen Weaver dix-neuf ans. Toutes trois préparent d'ailleurs des suites, fort attendues, à ces récits circonstanciés, qui ont été très bien accueillis.

Les hommes de la Beat Generation, poètes et prosateurs, appartenaient essentiellement aux années 50 et 60 même si leur influence était encore forte dans les années 70 et, pour ce qui concerne les années 50, il serait difficile de nier qu'y régnait une réelle misogynie, même si ce terme doit être un peu nuancé. 'Il fallait tout leur donner' rappelle Carolyn Cassady et pourtant quand, à Los Gatos, Neal Cassady, Kerouac qui en aimait le refuge, Ginsberg et elle se retrouvaient, elle n'avait pas le sentiment d'être exclue. Au contraire, les conversations l'englobaient, son avis était sollicité, l'esprit d'amitié et de camaraderie valait autant pour elle que pour eux. Ce qui n'empêchait pas Kerouac de monter invariablement travailler seul 'au grenier', dans la chambre qui lui était réservée.Leurs préoccupations étaient essentiellement leur pays, leur identité, se transformer, les rencontres multiples, la réalisation de leur ouvre. La maison était un concept, une utopie, à construire, au sens figuré d'abord, au sens propre quand ils commencèrent à prendre un peu d'âge, pour ceux qui en prirent. S'ils allaient vers leurs amies et femmes, c'était plutôt pour y chercher un hébergement temporaire. Quand union ou mariage il y avait, l'issue en était le plus souvent une séparation ou un divorce. Les retours multiples ne manquaient d'ailleurs pas, en particulier pour Kerouac, dont les seuls vrais ports d'attache demeurèrent, où qu'ils se trouvent, la maison et le giron de sa mère. Il refusa même obstinément de reconnaître Jan, la fille qu'il avait eue avec Joan Haverty, sa seconde femme, en 1951, et qui lui ressemblait si évidemment.

Le récit du mariage de Hettie Jones avec LeRoi Jones, devenu Amiri Baraka en 1965, au moment où, malgré le Civil Rights Act de 1964, la dé-ségrégation était en passe de devenir séparation, est en ce sens indicatif. LeRoi Jones, à qui il ne pouvait pourtant pas être reproché de ne pas aimer ses enfants, ne tenait pas en place. Entre bars, écoute du jazz, lectures de poèmes, enseignement, amitiés multiples et l'écriture, il finit par ne plus guère manifester d'intérêt pour la marche quotidienne de sa maison d'alors, en particulier pour apporter son écot. Hettie Jones aimait se trouver 'à la maison', où elle avait rapidement pris conscience qu'il lui fallait absolument sa table à elle et son espace de travail. De plus, LeRoi Jones l'aimait aussi, même surtout, en tant que créatrice. Son silence et son manque de confiance en sa propre écriture pesaient à l'un et à l'autre. « Je t'aime/ et tu te caches/dans l'ombre » écrivait-il. Après sept ans d'une relation pourtant belle, chaleureuse, créative - et mouvementée, LeRoi Jones ne ne se fixa vraiment qu'en tant qu'Amiri Baraka, à Newark, ville dont il était originaire. Au fond d'elle-même, Hettie Jones savait pourtant qu'en son temps et son heure, elle aussi allait arriver à se faire entendre sur un ton qui pouvait ressembler à celui de Billie Holiday, avec des mots dont la mélodie serait aussi émouvante que celle de Miles Davis. Un jour ses poèmes n'auraient rien à envier à ceux de William Carlos Williams ou de e.e. cummings.

Les femmes de la Beat Generation se connaissaient, s'aimaient, s'estimaient, s'entraidaient. Leur bonne entente ne se limitait pas à préparer ensemble des salades dans la cuisine pendant que leurs homologues buvaient de la bière dans une autre pièce où à vivre en musique la nuit jusqu'à plus d'heure. Joyce Glassman avait pour meilleure amie Elise Cowen. Elle était très proche aussi de Hettie Jones qu'elle accompagna à l'hôpital avec les poètes de Black Mountain à la naissance de sa première fille. Hettie Jones pouvait admirer Diane di Prima, pour son indépendance, parce ce qu'elle construisait son ouvre tambour battant, et Diane di Prima l'appréciait pour la liberté de son esprit, même si les choses ne furent pas toujours simples. Aucune d'entre elles n'attendait d'un homme qu'il pourvoie à quelque nécessité que ce soit. Aucune d'entre elles n'avaient attendu le mariage pour avoir une vie sexuelle. Et cela n'avait pas fait d'elles des monstres.

Diane di Prima eut cinq enfants, certains de pères différents. Joyce Johnson eut un fils, né d'une union plus tardive, ainsi qu'Anne Waldman. Ce n'était pourtant pas une évidence pour bon nombre d'entre elles d'amener dans cette vie de souffrances, ainsi qu'elle était si fort perçue par Kerouac, un nouvel être humain, destiné aussi à souffrir comme tout un chacun. Dans Minor Characters, Joyce Johnson évoque clairement ce choix et cite Ginsberg : « Moi, me reproduire ? Jamais. L'épreuve de l'existence est un échec complet. » Pourtant, il ne fut tel ni pour Joyce Johnson dont le fils est devenu pour elle aussi un ami, ni pour Hettie Jones, emplie d'amour et dont les filles, qui surent fièrement s'affirmer, lui donnèrent les plus grandes joies. ruth weiss n'eut pas d'enfants, ni Janine Pommy Vega, ni Helen Weaver qui ne regretta jamais de n'en pas avoir eu.

Kerouac, Ginsberg, Corso trouvaient donc refuge, en tant que de besoin, là où une hospitalité bienveillante leur permettait de faire étape. C'est ainsi que Kerouac vécut un temps avec Helen Weaver, à New York, puis avec Joyce Johnson (alors Joyce Glassman - qu'il appelait avec affection Joycee), à plusieurs reprises, dont la porte lui était grande ouverte, posant à chaque fois son sac à dos en arrivant, déballant son sac de couchage, empruntant la machine à écrire, s'enfermant pour travailler, tandis que ses compagnes menaient une vie 'normale' c'est-à-dire leur permettant de gagner leur vie ; acte de féminisme, s'il en est, le plus important, avec celui de quitter leurs parents. Michael McClure aussi emménagea chez Joanna à San Francisco. Ces femmes de la Beat Generation assuraient ou tentaient d'assurer une certaine bonne marche de leur vie de couple et/ou familiale en même temps qu'elles continuaient à expérimenter avec leur propres vies, fidèles à leurs convictions, à leurs sentiments religieux ou à leur absence, et aussi qu'elles avançaient - mais plus lentement - en écriture. Joyce Johnson, qui avait décidé très tôt d'écrire, avait commencé un roman, accepté par Random House avant qu'il ne soit achevé. Kerouac croyait en elle en tant qu'écrivain et il aima le poème qu'elle écrivit après le départ d'Elise Cowen à San Francisco, mais elle ne pouvait écrire quand il était là. Elle était très jeune. À vingt ans, elle préférait son intermittente présence à l'écriture mais c'était une situation qui ne pouvait durer et ne dura pas.

Leur vie professionnelle, hors écriture, mena bon nombre d'entre elles vers une collaboration à des revues et à des maisons d'édition. Hettie Jones travailla d'abord pour une revue de jazz The Record Changer grâce à laquelle elle rencontra LeRoi Jones, puis à Partisan Review, poste qu'elle transmit à Joyce Johnson au grand dam de LeRoi Jones, et à Time Magazine. Elle co-créa la revue Yugen et la collection Totem Press. Corrigea les épreuves des Damnés de la terre pour Grove Press. Joyce Johnson se dirigea d'emblée vers le monde de l'édition : elle travailla d'abord successivement pour deux agents littéraires, puis pour Farrar, Straus & Cuhady, William Morrow, Dial Press. C'est grâce à elle que Visions of Cody fut publié en 1972. Helen Weaver successivement pour Paradigm Books, aussi Farrar, Straus & Cudahy. En 1976 et 1977, elle traduisit Artaud en collaboration avec Susan Sontag pour ce même éditeur et de nombreux autres ouvrages du français vers l'anglais. Nancy Peters, qui avait été l'amie du poète surréaliste Philip Lamantia, fut de longues années la collaboratrice de Lawrence Ferlinghetti à City Lights.

Ces femmes de la Beat Generation étaient des personnalités hors normes, avec une forte énergie, sensibles, compatissantes, tourmentées, inspirées, intelligentes et de caractère indépendant, avides de rencontres, de liaisons, d'échanges. Les années 50 et 60 s'y prêtaient : c'était une époque de curiosité mutuelle, de dialogue, très différente des années actuelles où il est stupéfiant de voir à quel point le 'chacun pour soi' l'a emporté. Le temps de la curiosité d'autrui semble passé. Se plaint-on assez du manque de communication entre les êtres alors que les moyens s'en multiplient et se superposent comme dans un millefeuille. La peur du contact s'est réinstallée. Le face à face s'amenuise. Nous sommes dans une période plus triste, plus soucieuse. Bien que la forme extérieure des couples soit en évolution, on commence à percevoir, en réalité, une bien réelle régression. Une période moins immédiatement généreuse aussi. Où les émotions sont davantage suscitées par les images vues à la télévision que par la peine lisible sur tel ou tel visage. Où à peu près tout doit passer pour ne pas dire être mouliné par l'incontournable voie informatique. Et où le langage, ainsi que l'avait annoncé Claude Pélieu, avec Burroughs, prend des tournures presque exclusivement brèves, expéditives, coupées.

Elles ont été en grande partie les inspiratrices de la 'nouvelle sensibilité', de la 'nouvelle vision' qui ont conduit les écrivains beats sur le chemin de l'expérimentation, des tentatives, des excès parfois, et de ce souffle de liberté personnelle qui finit par secouer la jeunesse américaine. Hettie Jones ressentait en elle-même et autour d'elle comme une houle, un gonflement, prêts à déferler et se répandre dans les consciences. Tant Ginsberg que Burroughs savaient ce qu'ils devaient à Joan Vollmer Adam Burroughs, à son intelligence et à ses choix audacieux. Quand Ginsberg écrivait, disait J'ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus . il décrivait essentiellement ses amis hommes et s'adressait d'ailleurs directement à eux - et à lui-même : Sacré Peter sacré Allen sacré Solomon sacré Lucien sacré Kerouac sacré Huncke sacré Burroughs sacré Cassady. mais Elise Cowen, dont il nous reste les quatre-vingt trois poèmes que ses parents n'ont pas détruits, et qui ont été sauvegardés par son ami Leo Skir - avait elle aussi fait un passage à l'hôpital Bellevue, avant de se jeter , en 1962, à l'âge de 29 ans, par la fenêtre de l'automnal salon de ses parents, pour reprendre la qualification que Joyce Johnson lui donnait.

Après avoir étudié à Barnard College, 'bien' fréquenté, mais dont elle ne prit pas plus la peine d'obtenir le diplôme que son amie Joyce, Elise Cowen avait vécu avec son professeur de philosophie Alex Greer, expérimentateur de tout ce qui pouvait ouvrir les consciences, grand libérateur de ses étudiantes auxquelles il donnait invariablement le conseil de quitter leur famille, et qui menait lui-même une vie beat, porte ouverte, couple ouvert pour ne pas dire déjà cassé. Mais surtout elle eut avec Allen Ginsberg une liaison qui fut pour lui juste une amitié, au moment même où il s'engageait dans le couple qu'il forma pour la vie avec Peter Orlovsky. Elle ne cessait de penser à lui, de l'attendre, engouffrée pour toujours dans ce sentiment, malgré d'autres liaisons, dont féminines. Elle fut une des premières à posséder un exemplaire de Howl à New York et c'est elle qui prépara le manuscrit de Kaddish. Humble elle était, en permanence tourmentée par sa non-prise de parole et, bizarrement, considérait Ginsberg comme son 'intercesseur'. Elle aussi expérimenta tout mais elle y perdit la santé, atteignant à chaque fois les limites sans retour du malheur.

Les appartenances familiales des femmes de la Beat Generation sont diverses mais il est possible de les distinguer des écrivains beats par le fait que contrairement à eux, elles ne proviennent pas particulièrement de milieux minoritaires et/ou très pauvres ; elles n'ont pas eu d'enfances marquées par des parents orphelins ou d'ascendance orpheline comme la majeure partie d'entre eux. Elles venaient pour la plupart de familles conventionnelles plus ou moins aisées qui tenaient à ce que leurs filles, souvent uniques, aient un bon niveau d'éducation. La plupart d'entre elles ont étudié dans les meilleurs collèges et universités et presque toutes en ont été diplômées. Hettie Jones qui avait été acceptée à Vassar, choisit de plonger vers le sud aussi loin qu'il lui était possible de la cellule parentale. Ainsi découvrit-elle en Virginie pêle-mêle la Country Music, le Blues, les Appalaches, des couleurs de peau. Elle se considérait elle-même comme une mutante. Elle étudia ensuite à Columbia. Helen Weaver obtint son diplôme d'Oberlin. Elles étaient de grandes lectrices, privilégiant l'acquisition personnelle des connaissances, favorisant une intelligence intuitive - nombreuses sont celles d'ailleurs qui ont finalement choisi des peintres et des artistes pour compagnons de vie dont Joyce Johnson, Janine Pommy Vega, ruth weiss, rejetant ainsi un pur et dur intellectualisme.

Dans les années 50, elles appartenaient à ce qui était nommé la Silent Generation, et à un monde qui n'avait que faire de femmes qui prenaient la parole, encore moins ne mâchaient pas leurs mots. Et c'est ce à quoi elles ne se résignèrent pas, même s'il leur fallut du temps pour se dégager de cette réalité. Elles ne supportaient pas l'esprit conventionnel de l'Amérique de ces années-là, sa respectabilité, son conformisme, sa bonne conscience, l'importance donnée aux questions matérielles. Elles étaient censées devenir des mères, cultivées certes, mais à condition de rester dans des rôles de spectatrices, de lectrices, d'auditrices. Une exception cependant : la mère de Joyce Johnson avait pour sa fille l'ambition qu'elle devienne compositrice, ce qui n'était ni sa vocation ni son désir. C'est le professeur de piano de Joyce Johnson qui l'encouragea à renoncer au piano. Ce qu'elle fit une bonne fois pour toutes.

Il n'était pas concevable qu'elles quittent la cellule familiale sans entrer dans le mariage. Et tout le monde savait que tout autre choix impliquait des rencontres, une vie sexuelle, peut-être l'expérience des drogues. Elles les premières, et c'est d'ailleurs vers cela qu'elles se dirigeaient, tout à fait sciemment. Elles cherchaient une voie qui ne soit pas tracée d'avance, voulaient la vie qu'elles-mêmes choisiraient, plus réelle, plus dramatique, plus dangereuse et ainsi, à leurs yeux, de bien plus grande valeur. A la stupéfaction et/ou au désespoir de leur famille, dès 1956, toutes avaient entendu Howl, le cri de Ginsberg, ressenti l'attrait des deux pôles qu'étaient Greenwich Village à New York et North Beach à San Francisco, mais aussi du Mexique, de l'Europe, plus tard de l'Orient, autant spirituel que géographique. Si le premier livre de Kerouac The Town and the City, paru chez Harcourt, Brace en 1950, leur était passé à peu près inaperçu, il en fut différemment pour On the Road, paru en 1957, dont Joyce Johnson fut témoin de l'envolée, et auquel se rallia toute leur génération, même si pour Kerouac la reconnaissance littéraire stricto sensu ne vint que plus tard. Elles entendirent l'appel de la route ; le désir d'un ailleurs résonnait aussi pour elles.

En fuyant leurs familles et ce qui était attendu d'elles, l'obéissance à une tradition, un schéma ancestral, elles abandonnaient sans regrets un style de vie qui ne leur convenait pas, elles allaient vers les rencontres, les amitiés, les amours, mais elles ne s'attendaient pas à trouver la solitude. Selon Gregory Corso, le cercle beat n'offrait pas un endroit de bienvenue pour leur travail mais il offrait un refuge par rapport à la tradition. Restant d'abord sur les marges, spectatrices, observatrices, elles assistaient plutôt que participaient aux lectures en public. Elles ont été nombreuses à commencer par une vie précaire, demeurant le plus souvent incomprises, voire rejetées de leurs parents. Leurs parents qui tiraient fierté justement d'avoir échappé à la misère ou même simplement à la pauvreté des quartiers mêmes que choisissaient leurs filles, pour elles le centre du monde. Le souvenir des années de la grande Dépression était encore vif pour eux qui ne comprenaient pas que l'on puisse préférer une location sans confort, à la pointe de New York, aux appartements et lotissements bourgeois de Manhattan ou de sa banlieue. Ne comprenaient pas des choix qui pouvaient être bi-raciaux.

Elles ont dû, seules ou quasiment, gagner leur vie, payer loyer et traites de la maison, élever leurs enfants. Hettie Jones dut bien reconnaître qu'à certains moments, quand ses filles étaient encore petites, c'est la solidarité et la gentillesse de ses voisins de diversité qui lui permirent de ne pas désespérer, ainsi que le solide appui de la famille de LeRoi Jones. Elles avaient choisi ce style de vie : ne pas dépendre, ne pas compter sur. La première fois que Joyce Johnson offrit un café puis un repas à Kerouac, elle en éprouva de la fierté, elle se sentit alors pleinement mûre et responsable. Elles avaient choisi de ne pas avoir peur, de rien. Pendant les années 50, dont on ne peut oublier qu'elles furent celles du début de la guerre froide, du maccarthysme, et qu'elles venaient juste après la deuxième guerre mondiale - mais là n'était pas leur préoccupation - l'ensemble de la population en Amérique vivait avec d'innombrables peurs : du manque, de la hiérarchie, du qu'en-dira-ton, du contexte familial, de ne pas assurer sexuellement, de l'instabilité sous toutes ses formes. Les femmes de la Beat Generation considéraient que la vie dans ces conditions n'était pas la vie mais une mort lente. Avec leur foi en l'avenir et conscientes de faire partie d'un grand mouvement de transformation des consciences, elles pouvaient se sentir membres d'une famille sans limites.

Certaines d'entre elles participèrent à la Révolution des sacs à dos.Pour Diane di Prima, ce fut la vie avec enfants, Zen et poèmes d'un bout à l'autre de l'Amérique dans son bus Volkswagen, pour Anne Waldman, la plus jeune, ce fut d'abord l'axe New York - San Francisco, puis, la Grèce, l'Egypte, l'Asie, et en particulier le Népal. Pour Janine Pommy Vega l'Amérique du nord et du sud, toute l'Europe, le Moyen Orient. Leurs destinations étaient les mêmes que celles des écrivains beats mais c'était sans eux, à quelques exceptions près : Joanne Kyger est partie au Japon avec Snyder. Ou bien leurs compagnons de voyage n'étaient pas les écrivains beats. Ce fut le cas de Helen Weaver qui vécut un temps en Italie et en Grèce pour en revenir, avec son chat, à bout de forces, et se réfugier chez ses parents qui, toujours, offrirent leur aide quand il le fallait (comme les autres parents de femmes beats si, brièvement, les forces physiques lâchaient). Même Carolyn Cassady, qui avait désespérément poursuivi un rêve de famille 'normale' avec Neal, a fini par partir : à 60 ans, pour Londres, et pour s'y fixer pour un bon bout de temps.

Dans les années 50 et 60, elles sont plutôt restées dans l'ombre, travailleuses, certaines plus sobres, n'hésitant pas à utiliser l'analyse pour mieux se comprendre et comprendre, dénouer des nouds, progresser. Ginsberg l'avait aussi pratiquée mais Kerouac s'y refusait parce qu'il avait peur, disait-il, d'une interférence, voire d'une gêne, pour son travail d'écrivain. Ce débat était vif, alors. Dans tous les cas, elles ont écrit plus tard qu'eux, étaient d'ailleurs pour la plupart de dix à quinze ans plus jeunes, nées entre 1922 pour Eileen Kaufman, et 1945 Anne Waldman. Joyce Johnson fit son entrée sur la scène littéraire en 1962 avec Come and Join the Dance. Elle avait vingt-six ans. Quand Minor Characters parut en 1983, il fut distingué par le National Book Critics Circle Award. Anne Waldman reçut, dès 1967, le Dylan Thomas Literary Award et Hettie Jones avait trente-quatre ans quand elle publia son premier recueil Poems Now en 1968.Leurs livres se comptent à présent pour la plupart d'entre elles par dizaines, de prose et de poésie, à plusieurs reprises récompensés, traduits en plusieurs langues.

De plus, elles ont joué et jouent encore un rôle majeur dans l'héritage de la Beat Generation. Elles sont nombreuses à en être ou avoir été les historiennes et/ou les archivistes. Eileen Kaufman emportait partout avec elle les poèmes de Bob Kaufman, ses lettres, ses photos.De nos jours ou encore récemment, elles assurent des tâches d'enseignement : Diane di Prima à San Francisco, les traditions spirituelles orientales, Hettie Jones à New York un cours de Creative Writing et auprès de divers groupes de déshérités, Janine Pommy Vega, en anglais et en espagnol, dans plusieurs universités et aussi parmi les deshérités, Joyce Jonhson a enseigné à Columbia, à New York University, à l'université du Vermont. Anne Waldman fonda, en 1974, avec Ginsberg, qui la considérait comme sa 'femme spirituelle', la Jack Kerouac School of Disembodied Poetics au Naropa Institute de l'Université de Boulder au Colorado.

Il faut noter le rôle tout particulier qu'a joué Ferlinghetti en les publiant à City Lights : Poems to Fernando de Janine Pommy Vega en 1968, les Revolutionary Letters de Diane di Prima en 1971, Fast Speaking Woman d'Anne Waldman en 1975, encore maintenant puisqu'il est l'éditeur de Helen Weaver pour The Awakener. Et celui d'encouragement et d'amitié active de Philip Whalen et des autres poètes de Black Mountain : Charles Olson, Michaël McClure, Robert Duncan, David Meltzer et Lew Welch. Kenneth Rexroth manifesta sa sympathie et son appréciation à Diane di Prima. Privilégiés : l'intuitif, la perception immédiate, la pratique du Zen. Ils n'accordaient pas tant d'importance à ce qui était 'bien' ou pas, qu'au fait essentiel de s'exprimer. Les femmes beats se sentaient proches de ces poètes qui étaient à l'écoute de ce qu'elles faisaient. Le Collège expérimental Black Mountain, en Caroline du nord, créé en 1933, avait dû, faute de moyens, arrêter ses activités, et de publier sa revue en 1957. Après cette date, la plupart de ses poètes se dirigèrent vers San Francisco et vers New York, en des lieux où il était possible d'écouter Miles, Armstrong, Coltrane, Monk, Mahalia Jackson, Billie Holiday entre autres dans des bars et cafés et de rencontrer les écrivains beats quand ils étaient là. Hettie Jones note aussi que quand elle croisait Ornette Coleman dans la rue, il lui lançait un « Hey, man ! » rédempteur.

A partir des années 90, l'intérêt renouvelé pour la Beat Generation se doubla d'un intérêt pour celles qui furent leurs compagnes, leurs femmes, leurs amies. En témoignent plusieurs rassemblements : en 1994, New York University organisa une conférence intitulée The Beat Generation : Legacy and Celebration, co-présidée par Allen Ginsberg et Ann Charters, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur ce mouvement, et qui avait été présente à la première lecture de Howl à San Francisco. Y assistèrent de nombreux 'spécialistes' venus de toute l'Amérique, du Canada, d'Angleterre, de Belgique, d'Espagne. En 1996, à San Francisco, elles se retrouvèrent aussi pour The Beat Chicks et à New York à nouveau lors de la Beatfest 2002 : Beat Chicks Live.

Depuis les années 50 et 60, elles avaient acquis davantage de confiance en elles et avaient, enfin, fait un chemin littéraire, en prose ou en poésie. Elles étaient devenues, à part entière, des actrices de la Beat Generation. Sur le plan littéraire, et pour rester dans le domaine poétique, nombreux sont leurs traits communs, leurs inspirations et influences communes : l'intérêt pour le jazz, capital pour Hettie Jones et qui, pour ruth weiss, ne se démentit jamais ; pour le bouddhisme : Diane di Prima, Joanne Kyger, Lenore Kandel, Anne Waldman, garant d'un esprit ouvert, d'une conscience à approfondir, d'une attitude de recherche, d'un goût pour la sagesse, la beauté, le concret, du rejet d'une attitude matérialiste. Leurs poèmes en étaient l'expression. Un souffle, des mots venus spontanément, sans trop de travail ultérieur, une adéquation au réel, à la perception immédiate. Il y eut un domaine où elles firent partie de la seule révolution en marche à cette époque-là comme disait le journaliste Bruce Cook : l'écriture beat avait fait entrer la vie privée dans le langage public. Ce qui est particulièrement vrai de leur écriture. Elles écrivent sans complexes, de manière tout à fait spontanée et aucun sujet n'est tabou. Il suffit de donner l'exemple du livre de Lenore Kandel The Love Book qui la mena en justice, avec City Lights, en 1966, pour n'avoir de suite que la célébrité.

Dans leurs poèmes les plus récents, c'est leur vie qu'elles livrent, avec simplicité, dans le langage de tous les jours et dans toutes ses composantes. La source d'inspiration qu'est la vie privée ne se tarit pas et s'il leur arrive de porter un regard mélancolique sur les années écoulées, le présent les requiert de toute son exigence. Leur engagement marqué en faveur des femmes et en faveur des détenu(e)s, pour la défense de l'avortement, ainsi que contre toute violence individuelle ou d'État et pour la liberté de parole, jamais totalement acquise, ne faiblit pas. Si Carolyn Cassady récuse le terme de féministe, Diane di Prima, Hettie Jones, Janine Pommy Vega, Anne Waldman, s'affirment clairement comme telles. Joyce Johnson et ruth weiss font explicitement référence à Virginia Woolf. Les indignations et les poèmes d'Anne Waldman, Hettie Jones, Janine Pommy Vega en témoignent. Leur engagement est de la même nature que celui des écrivains beats : sociétal et anti-guerre plutôt que strictement politique.

Les écrivains beats semblent appartenir au passé, encore que. Ne continue-t-on pas à revenir vers eux, à les redécouvrir, à s'enthousiasmer de voir Ginsberg clairement comme l'héritier, au XXe siècle, de Blake et de Whitman ? Ne célèbre-t-on pas les cinquante ans de Naked Lunch ? Les femmes de la Beat Generation appartiennent clairement au présent. Elles sont nos contemporaines, elles sont devenues des femmes d'influence dans notre monde. Si Lenore Kandel a disparu en 2009, et si l'âge a apporté son cortège de misères à Diane di Prima et à Eileen Kaufman dont on est quasiment sans nouvelles, Hettie Jones, Joyce Johnson, Janine Pommy Vega, Anne Waldman, ruth weiss, pour ne citer qu'elles, écrivent, publient, enseignent, participent à des colloques, à des conférences, elles prennent fait et cause dans la cité. On dirait même qu'elles ont le bon goût d'être aussi heureuses et libres qu'on peut l'être, et d'avoir presque toutes réussi leur ouvre et leur vie.

Jacqueline Starer