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Entretien avec Marie Etienne (2005), Le Journal des Poètes n°1 2006

Jacqueline Starer (J.S.) : Depuis quand écrivez-vous de la poésie ?

Marie Etienne (M.E.) : J'écris de la poésie depuis 1972, c'était des textes inclassables, ils obéissaient à un rythme exigeant et "allaient à la ligne", vers libres ou parfois blocs de prose. Je ne crois pas avoir moi-même qualifié ces textes de poèmes, mais les autres, si - proches, amis, et plus tard responsables de revues, poètes.

J.S. : Est-ce par la poésie que vous avez commencé à écrire ?

M. E. : J'écris (comme le déclarent très souvent les écrivains et en cela ce que je vais dire n'a rien d'original) depuis l'enfance. A dix ans je réécrivais les contes que m'offrait mon père, parce qu'ils ne me satisfaisaient pas. Puis à l'adolescence j'ai tenu une sorte de journal, il m'a semblé longtemps sans aucun intérêt (mais j'ai changé d'avis depuis). Quand le moment sera venu il servira de matériau pour un ouvrage auquel je pense. Pour en revenir à votre question, c'est en 1972 que je me suis mise à écrire des, comment dire ? textes, qui pour la première fois me semblaient présenter un quelconque intérêt, je crois parce qu'ils me surprenaient moi-même, ils surgissaient de moi comme indépendamment de ma conscience, de ma raison et de ma volonté. 

J.S. A la fin des années 60, vous disiez que vous vouliez écrire une poésie qui ne soit pas étrangère au théâtre. Etait-ce un souhait prémonitoire ou aviez-vous des contacts avec le monde du théâtre ?

M.E. : Je ne me souvenais pas avoir pensé si tôt qu'il y aurait un lien entre mes textes et le théâtre, mais puisque vous le dites, j'ai bien dû, en effet, exprimer cette idée. Fin des années 60, je connaissais mal le théâtre, mal mon pays, mal l'atmosphère qui y régnait, car je rentrais d'Afrique (1964), j'achevais mes études, je m'habituais à un métier, l'enseignement, que j'ai abandonné en 1978. Mais j'allais très souvent voir des pièces, je lisais, j'allais aussi éperdument au cinéma, pour découvrir, de manière boulimique, ce qui m'avait tellement manqué. Qui peut comprendre ce manque énorme s'il n'a pas, comme moi, vécu dans des pays où la culture est trop lointaine pour être nourricière, du moins quand on est un enfant ou un adolescent.

J.S. : Vous avez réussi à inclure la dimension du théâtre dans vos premiers recueils de poésie. Pouvez-vous nous décrire cette osmose ?

M.E. : Mes premiers textes de 72 sont nés pendant un stage de théâtre, où j'ai appris à "fonctionner" différemment, avec mon corps, mon intuition, surtout mon inconscient. Puis en 78, j'ai travaillé avec Vitez, là ce fut différent, la raison, la culture étaient prédominantes. Mais j'ai déjà beaucoup parlé de tout cela, j'ai même écrit un livre sur mon travail avec Vitez.

J.S. : A Chaillot, Vitez vous avait nommée Secrétaire Générale mais il vous avait aussi confié l'organisation de lectures de poésie.

Cela signifiait que j'avais à les organiser concrètement, bien sûr, mais aussi à en imaginer la programmation, en général avec lui. Les lectures ont eu lieu de 1982, c'est-à-dire quelques mois après l'arrivée à Chaillot, jusqu'au départ de Vitez pour la Comédie française en 1988. Elles avaient lieu le lundi, jour de relâche, dans ce que nous appelions le Grand Foyer, qui donne sur la Seine, et la plupart du temps à l'intérieur des décors des spectacles qui se donnaient les autres jours. Ce qui introduisait une familiarité, une intimité, une circulation émouvante entre la poésie et le théâtre. J'ajouterai que j'ai compris à ce moment-là ce que la lecture à voix haute pouvait ajouter à la compréhension d'un auteur. Ce fut le cas par exemple avec celle de Jude Stéfan. Il y eut au total, si je me souviens bien, une soixantaine de lectures en 7 ans.

J.S. : Le Sang du Guetteur a-t-il marqué une étape importante pour vous ?

M.E. : Je ne crois pas que Le Sang du Guetteur ait marqué une étape importante sur le plan littéraire, je peux dire seulement que je quittais, à ce moment, mon travail à Chaillot, que j'étais très inquiète, très triste : je devais retrouver un métier.

J.S. : Quelle est la part de la poésie dans votre écriture et celle de la prose ?

M.E. : Dans mes publications, la part de poésie semble plus importante que celle de prose, il se trouve, en effet, que mes livres de poésie ont été édités assez facilement. Mais j'ai toujours mené de front les deux formes d'écriture.

J.S. : La prose vous est-elle nécessaire et pourquoi ?

M.E. : La prose m'est nécessaire, la poésie aussi, les deux marchent ensemble, si je puis dire. Avec la poésie j'ose beaucoup, j'invente (je crois), avec la prose, peut-être suis-je plus timide. Ça me semble un domaine difficile, vraiment très difficile, parce que dénué de repères, de règles, oui un domaine qui peut tout accueillir sans fournir de balises.

J.S. : Vous avez écrit pour des revues et des journaux dont La Quinzaine Littéraire et Aujourd'hui Poème. Vos articles sont loin d'être de simples comptes-rendus. Ce sont aussi des textes poétiques. Vous aimez cette activité de critique ?

M.E. : Je vous remercie d'être aussi favorable à mes textes critiques, il est rare qu'on m'en parle sur un plan littéraire, alors que je les soigne beaucoup, autant que d'autres textes. En vérité je revendique surtout, comme lieu d'écriture des articles, La Quinzaine littéraire, où Nadeau m'accueillit en 1985, juste après mon départ de Chaillot, ce qui m'a fait, moralement, beaucoup de bien. Je m'en suis éloignée quelques temps, entre 95 et 2002, à la suite de problèmes oculaires, je ne pouvais plus lire beaucoup, mais j'ai le sentiment de n'être pas vraiment partie. J'ajouterai que ce sont mes articles, ce travail régulier sur les textes des autres, et la nécessité d'être rapide, et claire, sans renoncer à l'élégance, qui m'a appris la prose, vraiment, qui l'a rendue possible.

Oui écrire des articles, dans cet endroit précis (je n'aime guère écrire ailleurs) est profitable et riche à cause des liens que cela crée avec le monde, la société environnante. C'est une activité sociale, davantage que d'écrire un livre après un autre.

J.S. : Pour revenir à vos livres, des poèmes avant tout, puisque ce Journal est surtout celui des Poètes, pouvez-vous nous dire les thèmes que vous avez à cour de traiter ?

M.E. : Je ne peux pas vous dire que je traite des thèmes, dans mes poèmes ou dans ma prose, peut-être est-ce le mot thème qui ne me convient pas. Je cherche des agencements, des formes ou des sons et en même temps, je raconte des histoires, même dans ma poésie, mais des histoires bizarres, oniriques si l'on veut, une réalité hors du réel visible.

J.S. : Quelle sorte d'importance accordez-vous à la forme ? Pouvez-vous nous donner des exemples de formes utilisées dans vos derniers livres de poésie ? Et pensez-vous que la poésie ait un rôle à jouer : esthétique bien sûr, mais aussi politique ? Peut-elle avoir une influence sur les cours des 'choses' ?

M.E. : La forme, pour moi, est capitale mais elle ne prend pas toute la place. C'est elle qui est le contenant, elle qui permet au verbe d'advenir. Je suis passionnément intéressée par l'inventivité de certains groupes littéraires, comme l'Oulipo, en matière de règles, de modes d'écriture et en même temps je m'en sépare résolument car je pense que la forme est au service du reste. Quel est ce reste ? Eh bien, je crois que nous avons à dire, à expliquer, à révéler, à dénoncer, expliciter. Bref que l'écrit n'est pas un déroulé de sons vidés de sens.

Ce qui m'amène à vous répondre sur la question du rôle, esthétique, politique... Mais il est, à mon sens, indirect, la poésie, et la littérature en général, ont à la fois à refuser (ce qui va par exemple dans le sens de la perte - du livre, de la pensée, de la vie intérieure) et affirmer, faire valoir et faire vivre tout ce à quoi on croit, à quoi on donne de l'importance. Sans discourir. Ce qui distingue le texte littéraire de l'autre, le politique, journalistique, etc., c'est qu'il est nuancé et subtil.

J.S. : Quel avenir voyez-vous à la poésie ?

M.E. : Je ne pense pas que le livre mourra, comme on l'a trop prédit, depuis l'avènement de l'internet. Ce qui m'inquiète c'est l'absolu désordre du monde.

J.S. : Et quels sont vos projets d'écriture aujourd'hui ?

M.E. : Mes projets d'écriture sont multiples. Il me semble, c'est curieux, que je commence à peine : à explorer et à trouver les formes, les sujets, oui le champ est immense. J'aurais besoin, pour les mener à bien, d'une vie encore longue, le temps passe, il passe à trop de dispersion, il faut se resserrer autour de l'essentiel : écrire précisément ce que nul autre ne peut écrire.

Jacqueline Starer (2005)