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La Quinzaine littéraire, 2005

MARTIN MELKONIAN
Conversations au bord du vide
éditions d’écarts
54 p. 15€

A un bout du monde…

A un bout du monde, derrière une baie vitrée, face à la mer, qui pourrait bien les engloutir à nouveau, deux personnages, ou plutôt deux personnes, l'une plus âgée, interrogée, l'autre plus jeune questionnant sans cesse, intensément, conversent en un dialogue haletant auquel le lecteur, ou le spectateur, est convié. Il a suffi des premiers mots pour qu'on comprenne qu'il est question ici de l'innommable et de l'irréparable aussi, de l'horreur qui a laissé des traces jusques à quand indélébiles.

Heureusement pour Martin Melkonian, qui est né en 1950, le gouffre de son génocide - le génocide arménien - ne se trouve pas immédiatement derrière son dos : c'est peut-être ainsi qu'il a pu échapper au sentiment de gouffre devant lui et dépasser son vertige, son incertitude face à l'existence. Non content de vivre, comme il nous en a si souvent et si bien fait partager le sentiment, « au bord de soi », avec l'impression de n'être nulle part, le voilà à présent qui nous entraîne dans le passage du vide, causé « par un, par plusieurs », à l'émerveillement de la vie, vécue, donnée, à un nouvel enracinement avec sol, avec arbres, avec maison et promesse de guérison.

Oui, le mal a été fait, même si on ne prononce pas le mot de meurtre, et le pardon n'est pas possible mais le sens vital est le plus fort et surtout la langue, deuxième, offerte, est salvatrice. Ces Conversations sont un hymne à la langue française, adoptée avec une sorte de primo-adoration et travaillée avec le même soin, le même sérieux, la même rigueur, la même honnêteté et la même élégance que les tissus et les doublures moirées, aux reflets changeants qui passaient entre les mains familiales et sous l'aiguille des machines à coudre. C'est aussi comme un étonnement de reconnaître le côté héroïque du dire « je », venu du centre de son être et non d'un point ou d'un autre de la société.

Avec Le Miniaturiste, Désobéir, Loin du Ritz, Le Camériste, Martin Melkonian avait déjà fait ouvre d'autobiographe. Il nous offre ici douze entretiens qui sont une quête, à partir d'une rencontre, symbole de toutes les rencontres, un travail d'archéologie - antérieur à celui qui a mené aux quatre ouvrages cités, un portrait : celui d'un apparent misanthrope, puisque le personnage plus âgé s'est retiré de l'insupportable agitation sociale, une réflexion : sur l'identité et le traitement qui peut en être fait, sur la manière de tenir et de se tenir au bord du vide, sur une esthétique de la légèreté, avec en plus une morale de la générosité : « Qui se retient se perd, qui donne rejoint ».

Jacqueline Starer (2005)