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Colloque de Cerisy, 2007
in Arménie : de l’abîme aux constructions d’identité L’Harmattan, Paris, 2009

MARTIN MELKONIAN
Une identité au carrefour d'elle-même

L'artiste énergique fait connaître son état après plusieurs décennies de travaux obscurs  écrivait Martin Melkonian dans Le Clairparlant, paru au Bois d'Orion  en l'an 2000, septième sur la dizaine de ses ouvrages autobiographiques venus au jour parmi les vingt que compte son oeuvre de 1984 jusqu'à 2007, année particulièrement productrice puisque celle de la parution d'Un petit héros de papier et  des Mots pour jouir. Nous avons eu une première trilogie avec Le miniaturiste, Désobéir, Loin du Ritz, puis Le Camériste, puis une deuxième trilogie : Les marches du Sacré-Cour, Monsieur Cristal, Le clairparlant, ses Conversations au bord du vide, et à présent nous arrive Les mots pour jouir à la suite d'Un petit héros de papier, pour ne citer que ses écrits les plus directement personnels, voire intimes.

Voici une écriture qui est née abouchée à la mort, comme il le dit lui-même. Et c'est adossé non pas à un abîme mais à deux abîmes, que Melkonian va prendre son élan pour un rebond qui n'a pas fini de déployer ses effets. A treize ans et demi, pour commencer par le plus personnel des deux, il tente de se suicider alors que son père se meurt d'une paralysie progressive et alors qu'il le soigne avec toute la tendresse et l'amour qu'il lui voue. Le récit qu'il a fait de son anamorphose et de la naissance de son écriture, véritable éruption volcanique, qui le sauvera d'un désespoir amorcé, restera dans toutes les mémoires qui ont la chance de garder en elles Le Miniaturiste, récit qui marque son engagement dans l'écrit et le début d'une autobiographie qui continue de dévoiler les strates de sa mémoire, comme des poupées russes qui continueraient à se déboîter les unes des autres ou comme un éventail qu'il n'a pas fini de déplier.

Quant à l'autre abîme, est-il besoin de le nommer ? On le tait, il demeure omniprésent. Et c'est exactement ce qui s'est passé pour Martin Melkonian, comme pour tant d'autres qui ont été ou sont d'une manière ou d'une autre des survivants, proches ou lointains, de cataclysmes humains qui ne laissent jamais personne indemne. Diffère cependant le traitement que chacun en fait : y faire face, le décortiquer, l'explorer ou plutôt le ré-explorer ; l'ignorer et ne pas même vouloir y penser ou l'évoquer ; toutes les variantes peuvent être trouvées dans les espaces dévastés qui ont été laissés dans le temps de l'après. En ce qui concerne Martin Melkonian, né à Paris en 1950, petit Français qui a pu avoir tout le bénéfice d'une école généreuse dispensatrice d'une culture à goûter et à s'approprier sans vergogne, la posture qu'il adopte me paraît être celle de qui se trouve à une croisée de chemins, à un carrefour dont aucune route n'est perdue de vue.

Il ne s'agit pas ici de métissage entre un monde antérieur et le pays  qui le porte à présent - et qu'il porte - et auquel il apporte -  et ce qu'a pu lui apporter la connaissance et la pratique de la langue arménienne qu'il a parlée jusqu'à cinq ans, ni d'une lutte de bilingue. « A quatre ans, j'étais un  enfant bavard »  se rappelle-t-il. Pourtant cette langue lui fut interdite par un père qui avait intégré à la fois romans policiers - pour l'apprentissage du français - et enseignements de Voltaire, Maine de Biran et Teilhard de Chardin entre autres, et qui était  désireux pour son fils non nécessairement d'une « assimilation », mot et notion qui ont un relent de reniement, mais d'une bonne et simple intégration. Seulement même l'intégration n'est réalité si aisée ni si simple. Vient frapper à la porte ce dont chacun est fait. En l'occurrence, entre autres éléments, offerts par son père, outre une religiosité hindouiste, un art oriental qui ne restera pas rentré, - et qui forge un style, des phrases qui enveloppent, avec une aisance de virtuose, qui brodent, qui font des écarts, racontent et s'écartent pour revenir et finalement protéger celui qui les déploie, lui faire force d'univers. Aujourd'hui , écrit Melkonian,  demeure un certain flottement de la langue : elle se dit, s'écoute, s'épluche, se goûte

Martin Melkonian reste en fait incapable de fusionner les deux univers. Quelqu'un a été coupé de lui-même. Sa première langue restera pour le restant de [ses] jours  un appel. Dans Le Camériste, que publia Maurice Nadeau en 1991, Martin Melkonian se décrit : mes yeux regardent l'époque. Je suis au bord, je suis dedans, je suis en dehors. L'observateur, dit-il avec sincérité, n'est personne, mais l'auteur qu'il est ne parvient pas vraiment à un effacement. Il rapporte ce que ses yeux voient. L'extériorité est quasi maniaque.  Plus de territoire derrière, plus de territoire devant. J'existe à peine, être léger.  L'unité semble venir du lieu où il exerce son regard.  Je me réfugie dans une enclave, au bord de la carte  précise-t-il au départ. Malgré l'acuité et la profondeur de ses perceptions, de ses émotions et de ses propos, Martin Melkonian, qui fait preuve de ce qu'il appelle une érudition émotionnelle, continue à interroger, planté là, avec une certaine innocence, comme un enfant, sorte de Pierrot lunaire, qui n'avance vraiment sur aucune des routes qui se trouvent à sa croisée de ses chemins, plongeant à l'intérieur de lui-même avec délices pour y retrouver ses souvenirs, ses émerveillements et ceux qui l'ont aidé à se construire, maîtres, livres, amis.

Ce sentiment d'être au bord revient dans toute l'ouvre autobiographique de Melkonian. Au bord de moi est le titre qu'il donne au deuxième des trois récits qui composent Le Camériste et cette notion de bord, dangereuse, est à tout moment présente dans les dialogues de Conversations au bord du vide paru aux éditions d'écarts en 2004. Mais en même temps, dans ce texte, malgré la dangerosité de la mer qui monte et risque d'encercler les deux locuteurs, l'un jeune, l'autre ancien, de les faire à nouveau disparaître, va s'achever un échange sans répit dont l'objet principal est justement, entre passé et présent, entre fossiles et mutants, de réussir à traiter cette question de la disparition et de voir comment il est possible de vivre au-delà. Le bord finira par se révéler point de départ, d'où la vie va pouvoir s'élancer. Sur elle Martin se penche comme il se pencherait, ému, attendri, sur un berceau. Les racines, rhizomes ou pas, poussent, et la lumière se lève. Devant l'arbre, symbole de croissance, d'enracinement, et d'accueil : les papillons entourent le buddleia, Martin, enchanté et ravi, dépassera son vertige, son incertitude face à l'existence. La construction pourra aller de l'avant et il réussira à transmettre sa force intérieure.

Plus jamais victime, avait-il écrit dans Le Camériste. On n'a pas forcément non plus besoin de son passé ni envie de s'y aventurer. Il suffit, si l'on peut dire, largement, qu'il y ait eu cela. Y retourner, c'est le revivre. Pour bon nombre, mieux vaut pas, mieux vaut s'en débarrasser, espère-t-on, une bonne fois pour toutes. Et avoir le plaisir de se tourner vers l'avenir et d'essayer au moins de l'inventer. Pourtant, Martin Melkonian ne choisit pas non plus cette voie-là. Il va, une fois de plus, se positionner au carrefour des deux voies opposées : revenir pour explorer  ou  ignorer pour oublier, ou même avoir déjà oublié.  J'estime, pour ma part, qu'il n'est pas besoin de faire de publicité à l'horreur sans nom, mais il est tanné !  Plusieurs éditeurs ont souhaité que j'écrive un livre sur la condition arménienne. J'ai résisté jusqu'à présent. mais j'y songe non sans d'ailleurs une certaine délectation. En fait je n'écrirai ce livre que si j'en ressens la profonde nécessité intérieure. Il y a le poids des morts. Quel écrivain le prendra en charge ? Que ce soit moi ou un autre, qu'importe ? Il convient, de toutes façons, que quelqu'un le fasse pour tous, déclarait-il il y a quelques années. Les historiens ne sont pas les seuls maîtres des archives, la littérature peut elle aussi, parfois mieux encore, dire les faits.

Mais il n'y a de devoir de mémoire que collectif. A titre individuel, ce ne peut être, à mon sens, qu'un droit, puis un choix. Martin Melkonian se situe là où un sentiment de devoir pourrait le solliciter et où ce n'est pas l'obligation qui en est ressentie. Seule est en jeu sa liberté, et sa force face aux fantômes du passé des siens sur les deux rives de la Corne d'Or. En 2005, il publie, de Victor Bérard, une nouvelle édition du journal-témoignage-description des massacres de 1894, 1895, 1896 : La Politique du Sultan, aux éditions du Félin, dont jusque-là seuls des historiens pouvaient avoir retenu la connaissance. La toute première édition remontait en effet à 1897, elle avait été reprise par Armand Colin. Il fut rendu compte de ce récit, doublé d'analyses fondées sur une connaissance approfondie de l'Asie mineure, et qui avait été aussi une alerte adressée à qui de droit sur les premiers massacres de masse du XXe siècle, mais il n'y eut pas assez de mots pour la préface de Melkonian qui demeure pourtant un texte poignant et exemplaire de réaction évolutive face à cette réalité-là.  

C'est en 1964, alors qu'il avait quatorze ans, que Martin Melkonian, qui ne put retenir ses larmes, enseigné par un certain M. Durand, professeur de français et d'histoire, qui en avait, lui aussi, les yeux embués, apprit ce que Victor Bérard décrit. Devenu conseiller littéraire-archiviste des éditions Armand Colin, en 1988, à l'âge de trente-huit ans, il découvre sur les rayonnages un lot de livres de Victor Bérard - dont plusieurs d'ailleurs demeurent à redécouvrir. Dans les années quatre-vingt dix, Melkonian animait la collection « L'Ancien et le Nouveau ». La publication de cet ouvrage aurait alors été possible et sans doute judicieux. Or, écrit Melkonian dans sa préface, je n'en fis rien. Quelqu'un faisait barrage. Quelqu'un ? Moi. Plutôt : l'enfance gardée en moi. Une enfance aujourd'hui rêvée. Il continue : J'ai essayé de tenir debout, puis de courir après la joie. La joie d'exister délesté du poids de cadavres en surnombre. C'était trop lourd. Aujourd'hui, je peux écrire le mot « massacre » sans craindre la vue immédiate des plaies et du sang. Sans penser être à mon tour massacré. Je peux l'écrire au plus dur et au plus pur de ma vie intérieure, quand bien même cette vie intérieure serait constituée, pour partie, de la matière du meurtre. 

On comprend, outre cette position de passeur d'expérience et de connaissance qu'il a finalement adoptée pour cette édition, pourquoi sa reconnaissance à l'égard de ses maîtres est si prégnante, si vivante, si riche, et pourquoi elle fait la trame de ses ouvrages jusqu'à ce jour. En témoigne  Un petit héros de papier qui vient de paraître aux éditions du Félin et dans lequel il revient sur ceux qu'il appelle « Les intercesseurs ». A leur égard, sa dette demeure immense et multiple. Mémoire, miroir, bonheur. Voilà la nouvelle trilogie, ou les trois routes de son actuel carrefour. La mémoire repositionne dans le présent un passé qui n'a jamais cessé d'être nourricier. Il m'importe de creuser jusqu'aux ultimes couches d'une passion en espérant rapporter de mes travaux de forage et de tamis le minerai du témoignage. Mais en même temps qu'écrire signifie le manque d'alter ego, la cruelle et moderne absence de l'autre, il faut à tout prix conjurer la bien réelle solitude de ce carrefour. Aussi le lecteur est-il convié à la réflexion  - écrire, c'est être aussitôt relié - et l'écriture est-elle vécue comme un partage. Martin Melkonian se trouve encore et toujours à la recherche d'une créature camarade à la sensibilité concertante, comme il le dit d'une manière si émouvante dans Le clairparlant.

Aller vers, c'est un premier mouvement pour lequel Melkonian garde une certaine réticence. Dans Conversations au bord du vide : Aller vers quelques uns. Je ne suis jamais arrivé à les atteindre. Je partais en expédition, prêt au partage - alors ? - alors, rien, une épouvantable idéologie de l'amitié qui gagnait les cours, en fait un dénuement moral. Il ne faut jamais oublier, quand on lit Melkonian, son état à jamais d'enfant unique, unique rempart aussi de ses parents contre leur propre vide, et donc, dès cet humble appartement parisien du Xe arrondissement, voué à la solitude. Dans Un petit héros de papier, on sent bien que le narrateur tente à sa manière d'élargir le cercle dans lequel il évolue, de conjurer cette solitude. Il convie ses lecteurs dans sa bibliothèque idéale. Les livres ont été et demeurent ses amis, ses complices. Mais par l'écriture, c'est une toute autre affaire. Ses lecteurs, il a l'ambition de les inscrire avec cet espoir immodeste, excessif, amoureux, de les habiter un peu.

Au dialogue amputé, chaotique ou impossible avec les parents, qui se trouve en arrière-plan du Miniaturiste, va succéder la découverte du désir, au moment où s'éveille et s'active la curiosité toujours dévorante du cour humain envers la sexualité comme le dit Gabrielle Roy dans La Rivière sans rives. Martin Melkonian devient pour lui-même une surprise, sa complexité le prend quasiment au dépourvu. Il y fera face. J'étais entre deux feux, indécis, indique-t-il dans Conversations au bord du vide, pour décrire une situation sinon une réalité amoureuse. Désobéir pourrait être perçu comme un hymne à l'homosexualité, ce n'est pas le cas, c'est plutôt un chant à la gloire de l'état amoureux et la reconnaissance d'un cadeau. L'épidermique est incontournable et, s'il est assumé, la source d'une immense joie.

Mais Martin ne s'engagera entièrement ni d'un côté ni de l'autre. Je tremble parce que j'ai coupé mon cour en deux, écrit-il dans Les mots pour jouir. Nombreuses sont les formules par lesquelles il fait savoir qu'hormis par l'écriture, il ne se sent pas lié. Il cite cet épigramme de Chamfort : Qui quitte la partie la gagne et ajoute dans Le clairparlant : Je suis non regroupable. Dans Département des nains : Tu peux me prendre, mais je ne me donne pas. La réussite en ce domaine sera de concilier l'amitié et l'amour, quel que soit le sexe. Dans un amour réussi, il y a le joyau de l'amitié. L'amoureuse qui manifeste sa générosité, qui n'est pas l'absente.cette amoureuse-là est aussi l'amie. Elle projette toujours le meilleur de l'amant. Elle lui révèle sa polyvalence. Dans Monsieur Cristal.

Je ne me suis jamais tourmenté avec la question bateau : « Qui suis-je ? » Au vrai, elle m'indiffère, tant je suis persuadé que mon portrait ne peut être que celui d'un inconnu. Au mieux : d'un inconnu qui passe, dont la destinée organique est chevillée à son époque. L'écriture est mon unique certitude, et cette certitude toujours me guérit du désenchantement originel dit Un petit héros de papier. A l'esthète, la pratique de l'écriture apporte le plaisir et donne le plaisir, dans une suprématie revendiquée des mots écrits sur les paroles et sur les actes. Artiste de la mémoire, Melkonian veut finalement se tenir à l'écart, sinon même à rebours d'une histoire collective. C'est par la richesse de ce langage auquel il a été convié, et qu'il a illustré, qu'il vise quasi exclusivement une beauté qu'il se révèle parfaitement apte à créer. Elle sera légère et transparente, miroitante. Si l'on aime le verbeux : s'abstenir, si l'on aime le verbe : feu vert. Si l'on est réfractaire à l'expérience poétique : arrière ! écrit-il.

Les contradictions, vécues comme une richesse et non comme une souffrance, lui semblent dépassées, bien que la question de la haine, longtemps battue en brèche par une préférence pour la gentillesse et la générosité, reste cependant en suspens, une interrogation. Mais Martin Melkonian ne vit plus comme un handicapé du cour. L'émotion a été travaillée. Elle a produit de la beauté. Ainsi, à sa déclaration ancienne déjà : Mon origine ne fait pas mon être, peut-il à présent ajouter : Quel bonheur cela aurait été de ne pas être Arménien ! Quel bonheur c'est aujourd'hui de reconnaître cette difficulté existentielle qu'il y a d'être d'origine arménienne ! L'accord du temps présent avec le temps passé a donc fini par se transformer en joie. Par la rêverie, la contemplation et la sensualité, avec une lenteur chaude, il a atteint la victoire. Cette longue ère d'écriture, donc de construction, se déroule dans un enchantement doublé d'un étonnement qu'elle soit encore possible après ce qui s'est passé.

Je, d'où, où, pour, comment, c'est toute la philosophie : l'existence, l'origine, le lieu, la fin et les moyens ou les devoirs écrivait Joseph Joubert le 12 février 1812, aphorisme que l'on retrouve dans Le Repos dans la lumière que viennent de republier les éditions Arfuyen. A ces questions aura, jusqu'à présent, tenté de répondre Martin Melkonian tout au long de son ouvre déjà foisonnante. Mais ses lecteurs peuvent aussi demander encore davantage. Et s'ils disaient à leur tour : il est possible de ne pas rester sur le bord, même d'un carrefour, il est possible de faire des pas supplémentaires. Sur des terres nouvelles, des territoires nouveaux, pour élargir la découverte, pour amplifier la plongée intérieure, non seulement pour retrouver les apports anciens et s'abandonner aux souvenirs, lieux, livres et êtres qui ont fabriqué l'écrivain qui capte depuis presque un quart de siècle leur attention, provoque réflexion et émotions mais pour se rapprocher de ce qui lui est encore inconnu, explorer le pourquoi plus avant ? Est-ce à eux de déchiffrer, de décrypter ? Oui, sans doute. Mais qui se retient se perd, qui donne rejoint. Ces paroles de Melkonian continuent de résonner dans l'esprit et dans le cour de ses lecteurs .

Jacqueline Starer (2007)