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Paris, 22 mars 2006

À Maurice Nadeau
Chronique d’une écriture

C'était en 1967 ou 1968. Keith Barnes était entré en contact avec Les Lettres Nouvelles grâce à François Legros. Je ne suis pas sûre qu'il ait lui-même rencontré Maurice Nadeau. L'initiative était venue de François et mena à une demande de traduction. J'enseignais à Clichy-sous-Bois, au collège Romain-Rolland. J'avais  pas mal à faire ; il fallait se lever tôt, y aller, en revenir, pour s'effondrer de fatigue sur le lit en rentrant et surtout corriger les copies, tout cela avec un minimum de préparation. K., François et moi avions choisi quelques poèmes en toute liberté. Ce travail de traduction m'a laissé un souvenir joyeux, d'amusement, de rires, de pitreries et de bonne entente. Ce furent des conditions idéales. François et moi avancions ensemble, 'sous le contrôle' de K., comme on dirait dans l'administration, et Nadeau accepta les poèmes tout de suite puisqu'ils parurent dans le numéro de mai-juin 1968 de la revue.

J'ai retrouvé il y a quelques mois dans les papiers de K. - que je ne regarde pas volontiers, car je ne tiens pas à revivre ce passé, ni aucun passé, mais je cherchais l'unique poème qu'il avait écrit directement en français et sa traduction en anglais de Ma Bohême  - une indication selon laquelle d'autres poèmes devaient être publiés en 1969 dans Les Lettres Nouvelles. J'ai vérifié auprès de Marguerite si des poèmes avaient paru après mon départ de France juste après la mort de K. en 1969. Non, ce n'avait pas été le cas. Toujours récemment, en feuilletant plutôt négligemment un vieux calepin de 1969, je tombe en arrêt, à la date du samedi 20 septembre, c'est-à-dire dix jours exactement après la mort de K., sur la mention suivante : 'faire biographie K. Nadeau + 6 poèmes'. À ce moment-là, ce devait être au-dessus de mes forces. Et de ne pas le faire a dû me donner un sentiment de culpabilité pour au moins des mois ! Toujours est-il que je n'ai rien fait du tout, rien envoyé.

Ce que j'avais dans la tête comme projet en quittant la France cet automne-là - j'avais été nommée au lycée Jacques-Decour, à Paris mais je n'avais pas pris mon poste et demandé un congé de convenance personnelle - c'était d'écrire ma thèse, Les Écrivains beats et le voyage, commencée et enregistrée en 1968 à la Sorbonne sous la direction de Roger Asselineau, traducteur de Whitman. Au cours de son séminaire de thèse, Asselineau avait été on ne peut plus clair : 'Ou vous arrivez à écrire quelque chose de publiable, ou ce n'est même pas la peine de commencer'. J'avais compris. Il m'avait fallu un an pour trouver ce sujet et la formulation était venue de François, toujours lui, qui avait lu tout ce qu'il était possible de lire en provenance des États-Unis et d'Angleterre en matière de poésie. Je me battais avec des projets de littérature comparée, encore peu traitée, j'oscillais entre Baudelaire, les Surréalistes et la poésie américaine de 1945 à 1965 quand, tout à coup, pris d'inspiration, il a lancé ce titre. J'ai trouvé que c'était une bonne idée, et Asselineau aussi.

En partant, avec mes deux valises, je savais où j'allais, vers la Californie, vers Berkeley plus précisément, où j'espérais récupérer le poste de lectrice que j'avais occupé quelques années plus tôt, trouver à portée de mains les textes dont j'avais besoin, vivre dans une atmosphère dont j'avais la nostalgie et qui me convenait mieux : plus légère qu'en France, plus souriante, qui encourageait, favorisait, exaltait la création, toute création, sans en faire un plat ; je m'y sentais bien, de plus sous le soleil, tout pour plaire, et près d'un certain nombre de ceux qui étaient l'objet de mon travail. Je pense en particulier à Ferlinghetti qui m'a toujours reçue amicalement bien que nous ne soyons jamais devenus des amis. J'y arrivai juste à temps pour voir se développer le 'Flower Power' et, dans une certaine mesure, y participer : je réussis  en effet à enseigner de nouveau à l'université et le campus s'épanouissait tout ce qu'il savait.

Ce que je n'avais pas prévu, c'est qu'il allait me falloir encore six ans avant de pouvoir terminer ce qui devint un ouvrage, et que j'allais acquérir ainsi, à la force du poignet, de recherches et d'efforts, la capacité d'écrire. Je ne pourrai, à cet égard, jamais assez remercier Reine Flexer, mon amie et ancienne collègue de Berkeley, qui relut inlassablement mon travail, critiqua, suggéra, le tout dans sa claire cuisine de Palo Alto qui donnait sur un jardin ombragé par un poivrier rose. Ces efforts ne furent pas vains puisque, deux ans après avoir soutenu cette thèse, je pus effectivement la publier, en 1977. C'est alors que, de retour en France, les paroles d'Asselineau me tombèrent sur la tête : 'Maintenant, vous avez pignon sur rue'. J'allai prendre quelque chose à La Coupole afin de savourer ce propos et, pour la première fois en ce lieu, j'eus l'impression que j'avais le droit d'être là, même si c'était pour un simple café. Je n'étais peut-être pas devenue écrivain mais, au moins, on ne pouvait pas me dénier l'appellation d'écrivant ou d'auteur. La Quinzaine littéraire en avait rendu compte.

Après cinq ans à Berkeley puis deux à Göttingen, j'étais rentrée, en Europe plutôt que précisément en France. J'errais dans Paris, en me demandant si j'allais rester ou repartir, et je cherchais une nouvelle idée. Écrire un roman ne me tentait pas. J'aurais bien trouvé à inventer une ou des histoire(s), cela aurait même pu m'amuser de broder dessus en ajoutant mon grain de sel, mais je savais bien qu'après Stendhal, Flaubert, Balzac et Dostoïevski, pour ne citer qu'eux, ce n'était pas la peine de se fatiguer ou alors il fallait avoir des dons que je savais que je n'avais pas. Quant au journalisme, considéré dans son ensemble, ce n'était pas ma voie : il me fallait tout mon temps pour écrire, relire, peaufiner, être sûre de mon texte avant de le présenter, autrement dit, je me trouvais aux antipodes d'une telle activité. Et si j'aimais chercher, je n'aimais pas fouiner ni ne prenais plaisir à rapporter ce que d'autres préféraient pour une raison ou une autre garder pour eux. Et il y avait déjà un tel déferlement de paroles et d'écrits ! Le silence était tentant.

J'avais conquis l'outil. Que pouvais-je bien en faire ? Encore une fois, il me fallait de la réflexion et François Legros n'était plus là pour me souffler des idées géniales. Lui aussi était mort jeune, dans un naufrage, au cours d'une tempête, après s'être attaché lui-même au mât du bateau qu'il avait construit de ses propres mains, alors qu'il était encore dans les eaux françaises, dans le Golfe de Gascogne, et qu'il allait rejoindre, au Brésil, à Bahia, une femme qu'il aimait dans ce pays et cette ville qu'il aimait. Tout le monde lui avait déconseillé de partir, ce jour-là, sachant que la tempête arrivait. Et il est parti. François n'avait laissé qu'un tout petit recueil : Route du monde, publié en 1970, sous le nom de f.l. richmond (en minuscules) chez Pierre Jean Oswald et qu'il dédia A la mémoire de Keith Barnes (1934-1969).

Parmi les tâches qui s'accrochaient à moi, il y avait toujours ce devoir à accomplir, cette responsabilité qui me collait à la peau : faire connaître l'oeuvre de K. restée dans ce qu'on appelle horriblement un 'tiroir', et en particulier son ouvre poétique. Que faire et comment faire ? Je me dis qu'il fallait bien commencer par un bout et puisqu'il ne pouvait faire sa promotion lui-même, et pour cause, il fallait non seulement que je la fasse moi-même - qui d'autre ? -  mais que je devienne crédible pour arriver à convaincre de la qualité de son travail. À nouveau, je me trouvais dans le cas de figure du démarrage de la thèse. Ce que j'allais commencer devait être suffisamment bon pour le propulser, lui, sur le devant de la scène. Sans me mettre, pour cela, au service exclusif de son ouvre.

Le K.B. que publia Nadeau en 1987 avait plusieurs objectifs : le faire connaître, donner envie de le lire, mais aussi faire le portrait d'un couple, décrire un style de vie, rendre l'atmosphère des années 60, en France et partout où nous avions porté nos pas et nos aspirations, montrer une création à l'oeuvre, une autre en gestation, montrer que l'obéissance à un mode conformiste n'est pas inéluctable. Je n'ai pas cherché à faire la biographie de K. mais à rendre l'essence de son personnage. Ce  texte n'avait pas besoin d'être long, je n'avais pas besoin de tout dire. Il devait  être porté par une sorte de silence éloquent et que sa vie, notre vie, soit ressentie jusqu'au tréfonds.  

Il ne m'a jamais été facile d'écrire, pas même la moindre lettre, sauf à mes plus proches ami(e)s, pire encore de rédiger des voux. Mes débuts d'année sont systématiquement une torture, les jours passent dans le remords. Je passe mon temps à ressasser et à penser à ceux que j'aime le plus et à qui soit je finis par ne pas écrire parce que je sais qu'ils sont au-dessus de m'enlever leur amitié pour une carte qu'ils n'auront  pas reçue soit par attendre, dans les cas extrêmes, le 31 janvier, date limite tolérée par l'usage, pour me forcer à prendre un bout de plume. À chaque fois que j'écris, je me fais violence. Ce fut le cas pendant les sept ans où j'ai préparé K.B. Une fois lancée, quand même, l'effroi tombe, j'arrive à m'absorber et même à y trouver du plaisir. Plus rien d'autre ne compte, alors.

Comme, à nouveau, je travaillais à temps plein, depuis 1978, à Paris, et que j'avais retrouvé un compagnon, ne restaient que les moments où il n'était pas là. Il était beaucoup plus jeune que moi et ce n'aurait pas été une bonne manière de lui envoyer ça à la figure : à la fois j'avais scrupule à lui infliger une préoccupation, un effort qui en concernaient un autre, mort de surcroît, et j'étais terrifiée de sa probable réaction de peine, d'éventuel rejet. Au début, je  travaillais en cachette. Les deux dernières années pourtant, en été, ce fut au grand jour. Une année à la montagne, dans le Jura, une autre à Gap, dans les Hautes-Alpes. Je travaillais le matin enfermée dans le salon ou à l'étage, toujours devant une fenêtre. Je mettais la tête dehors de temps en temps. S'est-il plaint de ne pouvoir rien faire, rien dire, de ne pas pouvoir faire de bruit, de rester dans les parages comme un toutou ou de se sentir obligé de s'occuper ailleurs, d'aller à la pêche, par exemple,  pour me laisser seule.

D'abord, j'ai tout écrit, tout ce dont je pouvais me souvenir, à l'exception de ce qui aurait pu plaire à des voyeurs, puis j'ai coupé, recoupé et densifié. Pas étonnant que ce texte soit resté relativement confidentiel. J'avais écarté ce qui aurait pu procurer un succès immédiat. Les seules concessions que j'aie faites, c'est en prenant le parti de faire des portraits détaillés d'Henriette Jelinek et de Christiane Rochefort plutôt que celui de chacun de nos amis qui ne manquaient pourtant pas de talent, qui pour la musique, qui pour la photographie, qui pour la recherche scientifique ou historique et étaient pour certains assez hauts en couleur. La justification que je m'en donnais était que toutes deux étaient au premier chef concernées par l'écriture, faisaient partie du paysage littéraire des années 60 en France et avaient eu, chacune à sa manière, une relation privilégiée avec K.

Quand le texte fut terminé, et je n'y ai jamais retouché depuis, je cherchai à le publier. Je n'eus pas tout de suite l'idée de le présenter à Maurice Nadeau, ce qui aurait pourtant dû être fait d'évidence. Je l'envoyai à tous les Galligraseuil de France et de Navarre qui me le renvoyèrent unanimement, parfois de manière appréciative. Ce fut le cas de Jérôme Lindon qui me fit part de son émotion. Je montrai alors le manuscrit à Gisèle Freund dont j'avais fait la connaissance en préparant, en 1981, un dossier sur Marguerite Yourcenar, qui venait d'être élue à l'Académie Française, pour Nouvelles de France. Ses photos avaient illustré mon article. Nous avions sympathisé. K.B. lui plut. 'Pourquoi ne l'avez-vous pas envoyé à Nadeau' ? fut sa réaction. Je restai sans voix. Comment avais-je pu ne pas penser à lui avant ?

Je le lui envoyai. Nadeau me répondit qu'il l'avait beaucoup aimé. S'il avait encore eu une revue, il lui aurait été possible de le publier tel quel, m'écrivit-il. 'Pour un ouvrage, il pourrait constituer la préface à un recueil de K.B.' Il me demandait des textes de K., poèmes et proses, avec des essais de traduction. Je lui envoyai six poèmes de Né sous les éclats des vitres et de La Peau dure. Il m'en demanda d'autres, qui devaient être représentatifs de son ouvre et parmi lesquels il pourrait faire un choix. Je me remis au travail. Le week-end, comme d'habitude. Mon compagnon m'aida autant qu'il put. Je me rappelle certains samedis matin où il ne travaillait pas, ce qui était assez rare : il partait faire de la planche à voile sur le lac de Créteil pour me laisser seule et protéger ma tranquillité. Nadeau n'avait pas formellement dit oui. Je n'étais sûre de rien. 

Quand j'allai le voir rue du Temple, je fus surtout surprise par sa manière de faire les choses. À aucun moment que je puisse me rappeler il ne dit : oui, j'accepte votre texte, je vais le publier. Et pourtant il me disait qu'on allait présenter K.B. avec les poèmes, qu'on mettrait une photo en quatrième de couverture, qu'on choisirait des grands caractères puisque le texte était court. L'entreprise était commune, la réalisation aussi. Son ton d'égalité m'étonna, me plut et me déconcerta, non parce que j'avais des idées différentes des siennes en matière de relations humaines ; je crois simplement que je n'ai jamais vraiment réussi à m'échapper d'une configuration dominant dominée, et si l'on ne me met pas dans la seconde catégorie, je trouve le moyen de m'y mettre moi-même. Un jour, il me tutoya et je me rétractai comme un escargot dans sa coquille. Cela aurait pu, aurait dû me faire plaisir, j'ai été saisie de vertige et j'ai cru me dissoudre devant lui, là, sur place. L'angoisse a été la plus forte, malheureusement, et je ne suis jamais arrivée à la surmonter.

Le projet prenait forme. Pour les traductions, nous étions d'accord pour reprendre, d'office,  les poèmes parus dans Les Lettres Nouvelles. Il fallut plaider un peu pour qu'il en accepte autant que je le souhaitais. Je tenais par exemple à Souvenir de mes six ans. 'Oui, dit-il, évidemment'. Je soufflai. Je vois encore Nadeau découpant la photo de K. qu'il avait choisie. C'était la meilleure de celles que Robert Flexer avait prises, tirées et agrandies. C'était aussi celle où l'on voyait le mieux l'intelligence de K., sa fine compréhension de qui il regardait et qui le regardait ; je crois que moi-même je ne l'avais pas appréciée à son juste niveau. Pour moi, outre son écriture, c'était la tendresse qui primait. Je crois que Nadeau comprit plus complètement son personnage.

Nadeau croyait à ce livre et à son possible succès, il se voyait déjà aller à une réimpression, à un bon tirage. Il avait fait autant qu'il lui était possible de faire : des Bonnes Feuilles dans La Quinzaine quelques mois avant la parution, une page entière réservée au livre à sa sortie, avec un article inspiré de Martin Melkonian : Les Cerises imaginaires, une photo et un poème, un communiqué qu'il avait lui-même écrit. Peut-on dire que K.B. eut un succès d'estime ? Tout juste. Un peu de presse écrite dont Action poétique sous la plume de Marie Etienne, le Bulletin critique du livre français et Lire, un peu de radio : France Culture et la RTBF, pas de télé. Il fallut supplier pour avoir un entrefilet dans Le Monde. Une déception. Pour lui, pour moi. Mais on ne force pas à boire un âne qui n'a pas soif.

Au Salon du Livre de 1987, sur le stand des Éditions et de La Quinzaine, je me sentis perdue, au bord d'un monde que je n'étais pas prête à côtoyer, encore moins à intégrer. Pierre Leyris était là et Nadeau tenta de nous présenter l'un à l'autre. Je fus prise de panique, je ne réalisai pas qu'il était le traducteur qui pouvait alors le mieux traduire les poèmes de K. - ses traductions avaient toute l'exactitude, la légèreté, le non-conformisme souhaitables - et qu'il travaillait avec sa femme, britannique elle aussi. Certes, je me mettais en quatre pour aider à la promotion de ce K.B. mais je commis une énorme bourde en ne dominant pas ma peur face à Pierre Leyris, en ne cherchant pas, tout de suite, à en savoir plus sur ses déjà nombreux ouvrages, en ne faisant pas simplement confiance à Nadeau sur ce point. Je crois que je n'étais pas prête à me séparer d'un travail qui était devenu comme une raison de vivre. À son égard, je me sentais gênée, comme fautive. Je m'abonnai à La Quinzaine et j'ai toujours maintenu cet abonnement. Maintenant encore, presque vingt ans plus tard, quand La Quinzaine arrive dans le courrier, je me jette dessus. Depuis une dizaine d'années, d'abord à la recherche de son Journal en public.

En France, actuellement, Maurice Nadeau est l'écrivain, je dis bien écrivain, qui me captive le plus complètement. Je peux lire toutes sortes de romans, de la poésie, des essais, de rares livres historiques qui sont souvent à la littérature ce que la bouillie est à la bonne cuisine, des portraits d'hommes, de femmes, de couples politiques, oubliés aussi vite que lus, des journaux. Il est le seul avec qui je me sente autant en harmonie, le seul à écrire sa vérité avec un tel naturel, une telle clarté, en gardant, intacte, la conviction qu'autre chose est souhaitable. Que la vie, décidément, est à réinventer et qu'on ne saurait se satisfaire de galimatias, de clichés, de mensonges. Qui refuse toute servitude, tienne autant à son indépendance, sans pose ni affectation. En matière de littérature, il y a un critère qui ne trompe pas. Ou on repart avec ou on repart sans. Un véritable écrivain est toujours généreux. Maurice Nadeau est généreux.

Une fois K.B. publié, une autre nécessité apparut. Mon compagnon, qui avait subi l'écriture du récit, mes efforts pour le lancer, méritait bien - c'est ainsi que je le ressentais - à son tour un texte. Au fond, après Les Écrivains beats et le voyage, je n'ai plus jamais écrit ou travaillé que pour un autrui. Je ne peux pas dire que j'aie la vocation de l'écriture, bien que je m'y sois essayée assez tôt ; c'est plutôt une obsession, constante, accompagnée d'un aussi constant manque de confiance en moi. Et le peu de savoir faire et d'élan que je possède, c'est en les mettant au service de l'un ou de l'autre que j'arrive à les utiliser, voire à les mettre en valeur. Le présent texte relève d'un même mouvement.

J'écrivis Les Bougons à toute allure, en m'amusant bien, ce qui n'empêcha pas un travail minutieux. J'étais très occupée et il ne restait  plus que les vacances d'été pour faire quelque chose. En 1988, à Vence, avec pelouse et piscine, et tous nos animaux : chat, chiens, lapin, je rédigeai Montrez-moi votre arc-en-ciel qui devint la première partie de ce récit. Et, à peine devenu manuscrit, je le présentai à Nadeau. Sa lettre de réponse, en septembre de la même année, largement positive, se terminait par : 'Jacqueline, je vous aime bien'. Quand je le revis, avec Anne Sarraute, il était encore rue du Temple, il me dit que le texte gagnerait à être illustré. Et il était un peu court. Je croyais être arrivée ! Vint l'été 1989. De nouveau à Vence, j'écrivis la deuxième partie. Wiaz, rencontré ensuite place du Châtelet, accepta d'illustrer l'ensemble. J'ai encore ses quatre délicieux dessins qui devaient être les premiers d'une série. Les Bougons ne fut publié qu'en 2002, pas par Nadeau, et sans illustrations.

Entre temps, je m'étais tout de même découragée. J'étais déçue autant pour mon compagnon que pour moi. Et des affres vécues avec K. j'avais acquis une horreur irrépressible des manuscrits dans les tiroirs. Les Bougons, passés, avec ses deux parties, via Galligraseuil & Co, des étagères de la rue du Temple à un vrai tiroir, me suffisaient, je ne voulais rien écrire d'autre tant que ce texte ne serait pas paru. Et, en même temps, je n'arrivais pas à rester sans rien faire. Je m'étais remise assidûment à la traduction des poèmes de K. Ce qui me requit des années de week-ends et de vacances, où que je sois et où que j'aille. Parmi les lieux les plus propices : Melbourne en 1993 et la Belgique, la dernière année, en 1995. Rentrée en Île-de-France, je préparai le manuscrit de l'ouvre poétique complète de K., en bilingue, recueil par recueil, un document tout en couleurs, que j'apportai à Maurice Nadeau.

Je ne compris pas ce qui se passa. Jamais il ne me répondit. Il ne l'accepta ni ne le refusa. Je retournai le voir. Le peu de commentaires que j'eus de sa part furent que oui, c'était émouvant, qu'il ne pouvait pas juger lui-même de la traduction et que, de toutes façons, nous irions droit au mur. J'étais sûre de ma traduction. je l'avais suffisamment vérifiée et fait vérifier. Je ne l'avais pas livrée inconsidérément. J'eus l'impression que Nadeau n'allait pas jusqu'au bout. Le découragement revint. Je ne fis pas de nouvelle tentative globale jusqu'au moment où la 'retraite', rien que le mot me révulse, me donna le temps de reprendre mon souffle. Nous étions entrés dans l'ère informatique, je préparai un nouveau manuscrit sans rien changer au travail que j'avais terminé cinq ans plus tôt et je prévus de lancer un site Internet sur K.B.

Les sentiments amicaux que j'éprouvais pour Maurice Nadeau n'avaient pas changé. Je lui gardai mon entière fidélité. J'allai le voir, de temps en temps, rue Saint-Martin maintenant, chaque fois que je pouvais lui apporter une nouvelle publication en revue ou pour le tenir au courant de mes lectures, présentations et autres activités. J'arrivais toujours avec un trac pas possible. Grimpais l'escalier le cour battant. N'arrivais à dire que ce exactement pour quoi j'étais venue alors que je mourais d'envie de le connaître mieux, de devenir plus proche en amitié. Son regard ne trompait pas cependant, je connaissais trop bien la nature de sa sensibilité, c'était comme si nous étions de la même famille. Mais du côté de l'intellect, c'était plus qu'un décalage, c'était une vraie dénivellation. Je repartais encore plus désespérée que j'étais arrivée, sûre d'être tombée dans un gouffre dont je ne ressortirais jamais. Je ne suis pas une fois repartie de la rue Saint-Martin sans penser que c'était la dernière fois que je venais sinon le voyais.

Quant à l'ouvre poétique de K., à présent largement publiée en revues en France et en Belgique, intégralement disponible depuis 2002 sur Internet, le site a reçu plus de deux cent mille visites à ce jour, il restait à lui trouver son Éditeur.

Un jour où j'étais venue lire des poèmes de K. aux membres d'une association poétique dans le XIIIe arrondissement, son président, qui avait beaucoup aimé la présentation, me dit : 'Mais pourquoi ne les publiez-vous pas' ? - 'Je ne demande pas mieux, mais qui' ? fut ma réponse. Il me donna deux adresses, dont l'une, la seule où je sois allée, était celle des éditions d'écarts, 5 rue de l'Arbalète, près de la rue Mouffetard. Je vins, un dimanche matin, à la galerie, puisque Mireille Batut d'Haussy avait couplé ses activités d'éditrice et de galeriste. Je m'attardai devant la vitrine, humant et ressentant. Je ne voulais me fier qu'à mon intuition. J'aurais pu poser des questions, ici et là, sur sa maison d'édition, me 'renseigner', terme honni. Je ne suivis que mon instinct. Tout me plut : ce que je pus voir des ouvres exposées, la vitrine avec les livres qu'elle avait publiés, l'atmosphère vivante, animée à l'intérieur et, par-dessus tout, le fait que, d'un même auteur, plus d'un ouvrage soit présenté. J'eus confiance, j'entrai. Je fus reçue les bras ouverts. Je lui laissai le dossier de presse.

En 2003, Mireille Batut d'Haussy publia le magnifique ouvrage de Keith Barnes : Ouvre poétique Collected Poems avec, en ouverture, le texte que Maurice Nadeau avait écrit pour K.B. en 1987 et qu'il nous permit de présenter. Quand le livre fut prêt, je me précipitai rue Saint-Martin pour le lui apporter. Je regrette aujourd'hui de ne pas le lui avoir dédicacé. En ne le faisant pas, je souhaitais lui donner ce livre dans toute sa pureté, sans un mot de plus que ceux que K. avait écrits et que j'avais transmis. Je m'effaçais encore, je ne m'inscrivais pas. Si c'était à refaire, je saurais trouver les miens. C'est tout ce que je souhaite à présent. Que cet effort se continue, que je réussisse à les élever, avec ou sans arcs-boutants. Et que je puisse continuer à les lui apporter après, après publication.

Jacqueline Starer (2006)